Page:Choderlos de Laclos - Les Liaisons dangereuses, 1869, Tome 1.djvu/173

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tu avais éprouvé combien le chagrin de quelqu’un qu’on aime nous fait mal, comment sa joie devient la nôtre, & comme il est difficile de dire non, quand c’est oui que l’on veut dire, tu ne t’étonnerais plus de rien : moi-même qui l’ai senti, bien vivement senti, je ne le comprends pas encore. Crois-tu, par exemple, que je puisse voir pleurer Danceny sans pleurer moi-même ? Je t’assure bien que cela m’est impossible ; & quand il est content, je suis heureuse comme lui. Tu auras beau dire ; ce qu’on dit ne change pas ce qui est, & je suis bien sûre que c’est comme ça.

Je voudrais te voir à ma place… Non, ce n’est pas là ce que je veux dire, car sûrement je ne voudrais céder ma place à personne : mais je voudrais que tu aimasses aussi quelqu’un ; ce ne serait pas seulement pour que tu m’entendisses mieux, & que tu me grondasses moins ; mais c’est qu’aussi tu serais plus heureuse, ou, pour mieux dire, tu commencerais seulement alors à le devenir.

Nos amusements, nos rires, tout cela, vois-tu, ce ne sont que des jeux d’enfants ; il n’en reste rien après qu’ils sont passés. Mais l’amour, ah ! l’amour !… un mot, un regard, seulement de le savoir là, eh bien ! c’est le bonheur. Quand je vois Danceny, je ne désire plus rien, quand je ne le vois pas, je ne désire que lui. Je ne sais comment cela se fait : mais on dirait que tout ce qui me plaît lui ressemble. Quand il n’est pas avec moi, j’y songe ; & quand je peux y songer tout à fait, sans distraction, quand je suis toute seule par exemple, je suis encore heureuse ; je ferme