Page:Chrysostome - Oeuvres complètes, trad Jeannin, Tome 1, 1865.djvu/20

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

la boue pour la jeter aux cloaques, qui ne trouvait pas, dans l’atroce fécondité de son génie, de supplice assez raffiné quand il s’agissait des chrétiens, s’étonne d’être devenu chrétien lui-même ; et, s’agenouillant devant la croix maudite, adore ce qu’il abhorrait, jette au feu ce qu’il avait adoré, et déjà dans ses lois, dans ses mœurs, partout, il découvre l’esprit et le sceau de la religion nouvelle ! Une telle révolution n’a pas d’analogue dans l’histoire. Les causes humaines ne suffisent pas à l’expliquer ; le doigt de Dieu est là, ou il n’est nulle part sur la terre.

Mais ces grands déplacements de l’humanité ne s’accomplissent pas avec la précision d’une évolution militaire, et sans laisser en arrière bien des traînards. Quelque merveilleuse que fût cette transformation inespérée, elle n’atteignit pas de si tôt les profondeurs sociales ; et bien qu’elle eût remué et renouvelé bien des cœurs, elle n’avait pas encore changé et refait le cœur humain. Désarmé et vaincu, le paganisme n’était plus redoutable ; cependant il comptait encore, surtout dans les campagnes, des adeptes obstinés et nombreux. Soit routine, soit ignorance ou lâcheté du cœur, soit peut – être, de la part de certains esprits, cet orgueilleux besoin de se raidir contre le mouvement qui entraîne les autres, soit enfin que les efforts pour précipités et maladroits de Constance rendu quelque déraciner l’idolâtrie eussent force à ce corps usé, en soulevant une opposition inattendue, bien des gens restaient fidèles aux dieux tombés, fréquentaient leurs temples, célébraient leurs fêtes[1], se livraient à toutes les pratiques de leur culte, les défendaient à outrance. Longtemps après Constantin, le nombre de ces dévots, plus ou moins sincères, plus ou moins fanatiques du passé, bien qu’il décrût de jour en jour, était considérable. Dans l’armée, les païens se trouvaient à côté des chrétiens, et souvent même les hautes charges de l’État étaient remplies par des païens. La ferveur des disciples de l’Évangile ne pouvait que souffrir, d’un con tact incessant et inévitable avec ses ennemis.

Il était, d’ailleurs, difficile que, sur tant de conversions au Christianisme que les derniers temps avaient vu s’opérer en masse, il n’y en eût aucune qui ne fût le fruit de la conviction ou le miracle de la grâce. L’exemple du prince, l’esprit de courtisanerie et de servile imitation, des complaisances de famille, chez quelques-uns peut-être le besoin de prendre part à un culte quelconque, quand celui de leurs affections était frappé de défaveur, avaient poussé vers l’Évangile une foule de gens qui, l’embrassant sans le goûter, sans le connaître, restaient catéchumènes toute leur vie, ou, admis au baptême, n’étaient jamais que de mauvais chrétiens. Saint Athanase ne montre-t-il pas l’épiscopat lui-même envahi par des malheureux sans vocation, sans foi ; prosternés la veille encore aux pieds des idoles ; ne connaissant, ni les livres sacrés des chrétiens, ni la doctrine du Christianisme ; toujours païens sous le manteau de l’évêque ; qui n’étaient dans l’Église que ce qu’ils pouvaient y être, les suppôts naturels des hérésies, le fléau du sacerdoce, qu’ils déshonoraient par la bassesse de leurs sentiments et la plus infâme vénalité[2] ? Certes, ces profanations, ces hypocrisies ne laissaient ni éclaboussure ni ombre, sur la splendide sainteté de l’Église hautement glorifiée par les touchantes merveilles de modestie, d’abnégation, de charité, qu’elle faisait éclore de toutes parts. Avec un noble orgueil de mère, elle pouvait montrer à ses ennemis, comme à ses amis, les talents, les vertus, le courage, le dévouement de presque tous ses pontifes, l’an tique ferveur, l’incorruptible fidélité d’un grand nombre de ses enfants. Et néanmoins, dans son sein même, que d’âmes secrètement vouées à l’idolâtrie ! En vain avait-on dépouillé celle-ci de ses privilèges publics : il lui restait ses séductions intimes. Toutes les faiblesses humaines étaient de son parti. Ses temples déserts ou fermés, elle gardait les cœurs, d’où, comme d’un réduit imprenable, elle opposait à l’ennemi triomphant une résistance muette et passive, plus difficile à vaincre que la résistance légale et armée. Des hommes, dont la persécution eût fait des martyrs, énervés par la paix, retombaient, sans y songer, sous le joug méprisé de l’idolâtrie. Ils se moquaient de Jupiter, de Vénus, de Mercure, et volontiers ils se fussent rués sur leurs autels pour les briser ; mais les vices déifiés sous ces noms recevaient leur secret en cens, et demeuraient les dieux de leur vie. À côté du spectacle consolant et sublime des travaux de l’apostolat, des immolations de la charité, des saintes associations des vierges et des veuves consacrées au service des malheureux, des mœurs graves et douces de la famille chrétienne, sanctuaire de pureté et de dignité, à

  1. Thcodoret, 1. 5, c. 21.
  2. Saint Athanase, Hist. Arian., no 78.