Page:Chrysostome - Oeuvres complètes, trad Jeannin, Tome 1, 1865.djvu/21

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côté des magnanimes exemples des Paule, des Mélanie, des Olympiade ; au milieu du mouvement spiritualiste qui emportait au désert, sur les traces des Hilarion et des Antoine, les âmes lasses du monde, éprises d’un ardent amour des choses du ciel, tandis que les lois se modifiaient visiblement au souffle de l’Évangile, et que de nouvelles institutions, empreintes de son esprit, attestaient son influence croissante ; on rencontrait à chaque pas le paganisme avec ses souvenirs tenaces, ses fêtes licencieuses, ses vieilles superstitions, son égoïsme, sa luxure, ses vices, sa dureté. L’usure, l’esclavage, l’amphithéâtre, une foule d’usages horribles d’immoralité ou de cruauté, survivant aux dieux qui les avaient inspirés, aux édits qui les proscrivaient, formaient un contraste scandaleux avec les enseignements de la religion nouvelle, insultée et défiée dans son triomphe. Il y avait encore trop de sang païen dans les veines du peuple, trop surtout dans celles des princes. Constantin immolait son fils aux fureurs de sa femme, et sa femme au souvenir de son fils. Constance asseyait son trône sur les cadavres sanglants de ses oncles, de ses cousins, des principaux officiers de son père. Valentinien nourrissait de chair humaine deux ourses qu’il traînait partout avec lui. La trahison et l’assassinat étaient la politique de Valens. côté des magnanimes exemples Gratien inaugurait son règne par l’injuste supplice du défenseur le plus vaillant et le plus dé voué de l’empire, du père de Théodose ; et Théo dose lui-même, l’ami d’Ambroise, ordonnait le massacre de Thessalonique. D’autre part, la for tune des parvenus, fruit de la délation ou des concussions, avait des insolences et des scandales inouïs. Quelques-uns possédaient des provinces entières, dépensaient des millions de sesterces dans une orgie, et, plutôt que de re trancher de leur faste ou de leurs débauches, réduisaient leurs fermiers désespérés à mourir de faim ou à se faire esclaves. Des pères endettés vendaient leurs fils pour satisfaire d’impitoyables créanciers. On vit des riches, des puissants, exiger sans scrupule leur prétendu droit de mettre à mort leurs esclaves, et de prendre pour concubines les filles de ces infortunés. L’impôt écrasait les campagnes livrées au brigandage des exacteurs. Tout était anarchie et confusion : et à tant de désordres l’ignorance et la superstition en ajoutaient un autre. En dépit des lois terribles portées contre elle, les païens les plus éclairés s’adonnaient à la magie et célébraient son efficacité.

Beaucoup de chrétiens en étaient là. Ils croyaient aux présages, consultaient le vol des oiseaux, attachaient au cou, aux mains de leurs nouveaux-nés, les plus étranges amulettes, et substituaient aux prescriptions de la science, dans leurs maladies, les charmes et les enchantements. Saint Basile, saint Ambroise, saint Astère, saint Chrysostome nous ont laissé, des mœurs de leur temps, des peintures si affligeantes, qu’on se demande avec tristesse ce qu’était venu faire l’Évangile, dans une société si rebelle à ses enseignements, si incapable de le comprendre. Orgies, débauches, vices infâmes, superstitions ridicules, amour insatiable de l’argent, aplatissement des caractères, servi lité honteuse, dureté cruelle envers les pauvres et les petits, voilà ce qu’on rencontre presque partout à chaque pas. Dans les villes, les mendiants encombrent les rues, où, sur leur char d’or ou d’argent, attelé de mules blanches, d’indolentes matrones, couvertes de pierreries, sui vies d’un interminable cortège d’eunuques et de valets, courent de l’église à l’hippodrome, du théâtre au bain. Le même peuple, qui le matin entoure les autels du Christ et applaudit à outrance les orateurs sacrés, le soir remplit les cirques, se passionne pour des cochers, et, mal gré les édits impériaux, encourage d’une faveur frénétique les combats prohibés des gladiateurs.

Les vertus éclatantes des vrais chrétiens font ressortir la dégradation des autres. Des lois sages améliorent le sort des esclaves, donnent des médecins aux pauvres, adoucissent les inflictions criminelles, ordonnent la salubrité des prisons, protègent les droits de la femme et la vie des petits enfants, s’efforcent de rendre au mariage sa dignité : elles annoncent le glorieux lever d’une civilisation nouvelle, mais en présence d’une civilisation funeste, toujours debout quoique sapée dans ses bases, écrasant de son poids toute aspiration vers un ordre meilleur.

Les barbares, se précipitant à grands flots sur l’empire, aggravent cette situation, de tous les maux qu’ils traînent avec eux. De là, ce cri de Salvien : « Je ne sais, ô Église de Dieu ! com ment il se fait que ta propre félicité se tournant contre toi, tu aies ramassé presque autant de vices que tu as conquis de nations. La foi s’est amoindrie à mesure que le nombre des fidèles s’est accru, et nous te voyons épuisée par ta fécondité, appauvrie par tes richesses, affaiblie et abattue par tes propres forces[1] »

  1. Salvien, ad Ecc. eath. 1. 1, n. 1.