Page:Chrysostome - Oeuvres complètes, trad Jeannin, Tome 1, 1865.djvu/22

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Ainsi, la grande victoire qui avait donné l’empire au Christianisme ne lui donnait pas le repos. La carrière ouverte à son ambition est hérissée d’obstacles et d’ennemis. Il n’échappe à une épreuve que pour tomber dans une autre.

Sa destinée est la lutte. Or, le plus grand effort de cette lutte, sans trêve et sans fin, incombait peut-être au 4e siècle. Il ne s’agissait plus, en effet, d’obtenir pour le vrai culte de Dieu la liberté que les martyrs avaient achetée de leur sang, ni de jeter à terre de vieilles idoles vermoulues qui tombaient d’elles-mêmes, dès que la main du pouvoir leur retirait son appui. Vainqueur du polythéisme, assis sur le trône des Césars, l’Évangile avait beaucoup à faire, pour que sa sainteté devînt la conscience du monde, dont sa doctrine était le flambeau. Il avait à lutter contre l’ignorance, la superstition, les habitudes invétérées, les passions ennemies de son joug, l’invincible penchant de toute chair au plaisir et à la mollesse[1], contre l’invasion subreptice et incessante du paganisme dans l’âme humaine, autant que contre l’invasion violente et sanglante des barbares dans la société. Il avait à consoler le monde d’une longue oppression ; à verser sur des blessures anciennes, profondément ulcérées, des trésors d’espoir et d’amour ; à guérir des cœurs malades ; à briser des chaînes pesantes ; à remplacer une législation atroce par un système complet de lois justes, douces, empreintes de son esprit ; à arracher du sol et des mœurs cette vieille civilisation, aux inextricables racines, qui avait infecté l’homme jusque dans la moelle des os, vicié les sources mêmes de la vie ; à soulever le poids de la nature déchue ; à enseigner l’humilité aux grands, le désintéressement aux riches, aux petits le sentiment de la dignité humaine, et la et liberté des enfants de Dieu à des êtres dégradés de longue main par la servitude ; à rectifier, à épurer une foule de conversions hâtives et imparfaites ; à rendre dignes de leur nom de chrétiens, tant d’hommes qui semblaient ne le porter que pour l’avilir et le compromettre ; à leur inculquer son esprit, l’esprit d’abnégation, de mansuétude, de générosité, de dévouement ; à en pénétrer ces masses habituées aux jeux barbares, aux fêtes sanglantes de l’amphithéâtre ; à substituer un spiritualisme délicat et saint au sensualisme grossier, par lequel l’idolâtrie tâchait de se survivre à elle-même ; à établir le règne de la charité sur des cœurs desséchés par l’égoïsme ; à faire goûter, pratiquer vaste échelle le culte sublime hautes sur une de la croix, les doctrines du renoncement et du sacrifice ; à élever le niveau de l’humanité, à lui donner un nouvel idéal, une nouvelle langue, un nouveau cœur ; à reprendre en sous-œuvre, à remanier, dans ses éléments, cette vieille société qui se débattait à ses pieds dans la boue et le sang, pour en faire une société chrétienne, une nouvelle humanité, à l’image de Jésus-Christ, l’homme parfait, créé selon Dieu dans la justice et la sainteté de la vérité[2].

Cette œuvre surhumaine de régénération, l’apostolat chrétien l’avait commencée au sortir même du Cénacle ; et, depuis trois siècles, en dépit des bourreaux et des empereurs, en dépit des obstacles dressés sur sa route, il la menait avec un zèle aussi heureux qu’intrépide. Le monde païen, la philosophie elle-même subissaient, en le repoussant, l’influence de l’Évangile. Un vif reflet de sa doctrine répandait sur toutes choses un jour nouveau. Mais ce travail rénovateur, si puissant qu’il fût, n’empêchait pas un autre travail, déjà fort avancé, de dissolution et de mort. Deux courants opposés apparaissaient à la surface et agitaient les profondeurs de la vieille société : l’un, qu’accélérait de tout le poids d’une pression immense l’arrivée des barbares, et qui poussait fatalement à la destruction et au chaos ; l’autre, qui partait des autels du Christ, des chaires de ses pontifes, des sanctuaires de ses vierges et de ses ascètes, un contre-courant de vérité et d’amour, pénétrant, recouvrant en partie le premier, et re foulant, d’un choc vigoureux, le double fardeau de la pourriture romaine et de la brutalité barbare. Mais il eût été moins difficile de créer un monde nouveau que de refaire le vieux. La plupart des matériaux de celui-ci, trop pourris pour entrer dans une construction durable, étaient réprouvés de l’architecte divin. C’est pourquoi la Providence emmenait à grands frais et à grande vitesse, des lointaines régions du Nord et de l’Orient, sur le sol où elle voulait bâtir, des races neuves, au sang de feu, qu’aucune digue ne pouvait contenir, aucun échec déconcerter, dont la mission visible était de renverser, de brûler, de détruire, mais pour déblayer et niveler la route de Dieu. Comme à l’origine des choses, l’esprit de Dieu était porté sur le chaos. Il le travaillait, le fécondait ; et, d’un mélange confus d’or et de boue, d’erreurs

  1. Chryrs., de Babylone, n° 8.
  2. Saint Paul, ad Eph. c. 14, v. 13 et 21.