Page:Cicéron - Œuvres complètes, Garnier, 1850, tome 2.djvu/210

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devant les tribunaux, doivent considérer quel fardeau ils s’imposent pour ce moment, et bien plus encore quelles obligations ils contractent pour tout le reste de leur vie. Demander à un autre compte de ses actions, c’est se prescrire à soi-même l’intégrité, la modération, toutes les vertus ; surtout, je le répète, si l’on n’est point animé par d’autre motif que par celui de l’utilité commune. En effet, celui qui se charge de réformer les mœurs et de reprendre les fautes d’autrui, peut-il espérer qu’on lui pardonnera de s’écarter en rien de la religion du devoir ? Il faut donc estimer et aimer davantage le citoyen qui, non seulement travaille à retrancher du corps politique un membre pervers, mais qui, au penchant naturel que nous avons pour le bien, ajoute une sorte d’engagement particulier et irrévocable, et s’annonce lui-même comme obligé de vivre toujours avec sagesse et honneur. Aussi, juges, a-t-on souvent entendu dire à l’éloquent et vertueux L. Crassus qu’il se repentait d’avoir dénoncé Carbon à la justice, en ce qu’il avait par là rendu ses volontés moins libres, et livré, plus qu’il n’aurait voulu, sa vie à l’observation de la foule. Ce grand homme, quoique doué de tous les avantages du génie et de la fortune, se sentait comme gêné par le frein qu’il s’était donné dans sa jeunesse, à un âge où l’on se décide sans réfléchir. Voilà pourquoi les jeunes gens qui entreprennent une accusation donnent en cela un témoignage moins sûr de leur vertu et de leur intégrité que ceux qui s’y portent dans l’âge mûr. Les premiers sont entraînés par l’amour de la gloire, par une sorte d’ostentation, avant que d’avoir pu connaître qu’on vit bien plus librement quand on n’a accusé personne : pour nous, qui avons déjà donné quelques preuves de force et d’intelligence, jamais, si nous n’avions pris de l’empire sur nos passions, nous n’aurions pu renoncer, par un tel engagement, à notre indépendance et à notre liberté.

II. Je m’impose même un plus grand fardeau que les autres accusateurs (si l’on doit appeler fardeau ce qu’on porte avec plaisir et avec joie) ; mais enfin ma charge est bien plus pesante que celle d’aucun d’entre eux. On leur demande à tous qu’ils s’abstiennent principalement des vices qu’ils ont repris dans celui qu’ils accusent. Avez-vous accusé un déprédateur, un concussionnaire, il vous faudra par la suite éviter tout soupçon de cupidité. Avez-vous amené aux pieds de la justice un homme méchant ou cruel, il vous faudra toujours être sur vos gardes pour ne montrer en vous aucune méchanceté, ni même la moindre aspérité de mœurs. Avez-vous traduit devant les juges un corrupteur, un adultère, vous ne pouvez être désormais trop attentif pour que votre vie n’offre aucune faiblesse. En un mot, il faudra fuir avec un soin extrême les vices que vous aurez poursuivis dans un autre ; car on ne saurait souffrir un accusateur, ni même un censeur qui se laisse surprendre dans la faute qu’il a reprise en autrui. Pour moi, Romains, j’attaque devant vous, dans un seul homme, tous les vices qui peuvent se rencontrer dans un homme entièrement dépravé. Oui, je le prétends, il n’est aucun trait d’impudicité, de perversité, d’audace, qu’on ne puisse remarquer dans la vie du seul Verrès. Ce seul accusé m’impose l’obligation d’annoncer par ma conduite que je fus toujours et suis encore absolument éloigné, je ne dis pas seulement de commettre les mêmes actions, de tenir les mê-