Page:Cicéron - Œuvres complètes, Garnier, 1850, tome 2.djvu/291

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n’était pas une maison un peu aisée dans laquelle on ne trouvât au moins un grand plat pour les sacrifices, orné de reliefs et des images de quelques dieux : une patère, dont les femmes se servaient pour les libations ; une cassolette, et tout cela d’un goût antique et d’un travail achevé. D’où l’on peut conjecturer qu’autrefois les autres ornements étaient aussi communs en proportion, et que les Siciliens, à qui la fortune en a ravi la plus grande partie, avaient conservé du moins ceux que la religion avait retenus.

Je vous ai dit qu’il existait beaucoup de ces objets précieux chez presque tous les Siciliens ; j’affirme qu’aujourd’hui il n’en reste pas un seul. Grands dieux, quel fléau ! quel ravageur nous avons envoyé dans cette malheureuse province ! Ne semble-t-il pas qu’il se soit proposé, non de repaître sa propre curiosité et sa seule avarice, mais de satisfaire, à son retour, les fantaisies de tous les hommes les plus avides ? S’il entrait dans une ville, aussitôt il lâchait ses deux limiers ; ils se mettaient en quête, ils furetaient partout. S’ils découvraient quelque grand vase, une pièce importante, ils l’apportaient en triomphe. Quelquefois la chasse était moins heureuse ; ils se contentaient de menu gibier, de plats, de coupes, de cassolettes. Combien de femmes durent alors verser de larmes ! quels cris lamentables elles firent entendre ! Peut-être leurs douleurs vous sembleront-elles frivoles et peu dignes d’attention ; mais c’étaient des femmes. Songez combien il est dur et cruel, surtout pour ce sexe, de se voir arracher des vases dont on s’est toujours servi pour les sacrifices, qu’on a reçus de ses ancêtres, et que de tout temps on a vus dans sa famille.

XXII. N’attendez pas que je parcoure toutes les maisons de la province, et que je vous dise : Il a pris une coupe à Eschyle de Tyndare, un plat a Thrason de la même ville, une cassolette a Nymphodore d’Agrigente. Quand je produirai les témoins siciliens, qu’il choisisse celui qu’il voudra : je l’interrogerai sur ces détails trop uniformes, et vous verrez qu’il n’est pas une ville, pas même une maison un peu fortunée, qui n’ait à réclamer quelques effets de cette nature. Il venait à un repas : il voyait une pièce de vaisselle ciselée. Entraîné par une force irrésistible, il fallait qu’il y portât la main. Cn. Pompéius Philon, autrefois citoyen de Tyndare, l’avait invité à sa campagne. Il fit ce que nul Sicilien n’osait faire ; mais il pensait qu’un Romain avait des droits que les Siciliens n’avaient pas. Il fit placer sur sa table un plat enrichi de très-belles figures. Verrès le voit, et Verrès à l’instant saisit sur la table d’un hôte cette pièce consacrée aux dieux domestiques, aux dieux protecteurs de l’hospitalité. Cependant, par une suite de ce désintéressement dont je vous parlais tout à l’heure, il se contenta de détacher les figures, et rendit généreusement ce qui restait de cette pièce d’argenterie.

N’en a-t-il pas usé de même à l’égard d’Eupolème de Calacte, d’une famille noble, l’hôte et l’ami des Lucullus, qui, dans ce moment, est à l’armée auprès de Lucius Lucullus ? Il soupait chez lui. Eupolème avait fait servir son argenterie dépouillée de ses reliefs, afin que le préteur ne fût pas tenté de la dépouiller lui-même. Deux coupes seulement, et toutes deux assez petites, osèrent paraître avec leurs ornements. Le préteur, comme s’il eût été l’un de ces bouffons qu’on