Page:Cicéron - Œuvres complètes, Garnier, 1850, tome 2.djvu/723

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suppliant, implorer ceux à qui lui-même avait donné des royaumes : mais il ajoutait qu’ayant recouvré ses anciens honneurs et les biens dont on l’avait dépouillé, il aurait soin qu’on reconnût toujours en lui cette force et ce courage qu’il n’avait jamais perdus. Toutefois entre ce grand homme et moi, il y a cette différence, qu’il s’est vengé de ses ennemis par les moyens qui l’ont rendu si puissant, c’est-à-dire, par les armes ; moi, j’userai des moyens qui me sont ordinaires : les siens s’emploient dans la guerre et les séditions ; les miens, dans la paix et le repos. Au surplus, son cœur irrité ne méditait que la vengeance ; et moi, je ne m’occuperai de mes ennemis qu’autant que la république me le permettra.

IX. En un mot, Romains, quatre espèces d’hommes ont cherché à me perdre. Les uns m’ont poursuivi avec acharnement, par haine de ce que j’ai sauvé la patrie malgré eux ; d’autres, sous le masque de l’amitié, m’ont indignement trahi ; d’autres, n’ayant pu obtenir les honneurs, parce qu’ils n’ont rien fait pour les mériter, me les ont enviés et sont devenus jaloux de ma gloire ; les autres enfin, préposés à la garde de la république, ont vendu ma vie, l’intérêt de l’État, la dignité du pouvoir dont ils étaient revêtus. Ma vengeance se proportionnera aux divers genres d’attaques dirigées contre moi : je me vengerai des mauvais citoyens, en veillant avec soin sur la république ; des amis perfides, en ne leur accordant aucune confiance et en redoublant de précaution ; des envieux, en ne travaillant que pour la vertu ; des acquéreurs de provinces, en les rappelant à Rome et les forçant à rendre compte de leur administration.

Toutefois j’ai plus à cœur de trouver les moyens de m’acquitter envers vous, que de chercher de quelle manière je punirai l’injustice et la cruauté de mes ennemis. Se venger est plus facile ; il en coûte moins pour surpasser la méchanceté que pour égaler la bienfaisance et la vertu. D’ailleurs la vengeance n’est jamais une nécessité ; la reconnaissance est toujours un devoir.

La haine peut être fléchie par les prières ; des raisons politiques, l’utilité commune, peuvent la désarmer ; les obstacles qu’elle éprouve peuvent la rebuter, et le temps peut l’éteindre. Ni les prières, ni les circonstances politiques, ni les difficultés, ni le temps, ne peuvent nous dispenser de la reconnaissance ; ses droits sont imprescriptibles. Enfin l’homme qui met des bornes à sa vengeance trouve bientôt des approbateurs ; mais celui qui, s’étant vu, comme moi, comblé de tous vos bienfaits, négligerait un moment de s’acquitter envers vous, s’attirerait les reproches les plus honteux. Il y aurait chez lui plus que de l’ingratitude, ce serait une impiété. Il n’en est point de la reconnaissance comme de l’acquittement d’une dette : l’homme qui retient l’argent qu’il doit ne s’est pas acquitté ; s’il le rend, il ne le possède plus ; mais celui qui a témoigné sa reconnaissance, conserve encore le souvenir du bienfait, et ce souvenir lui-même est un nouveau payement.

X. Romains, je garderai religieusement la mémoire de ce que je vous dois tant que je jouirai