Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/216

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fait dans Ennius, ou dans Pacuvius, un choix de pensées ou de périodes, vous vous croyez un littérateur distingué, par la raison qu’un ignorant n’y serait pas parvenu, il y aurait sottise de votre part ; car une instruction fort médiocre suffirait aisément pour cela. De même, si, pour avoir choisi dans des discours ou des poèmes, des exemples marqués des qualités de l’art, vous pensiez avoir fait preuve d’un grand talent, parce qu’un ignorant ne les eût pas distingués, vous seriez encore dans l’erreur ; vous auriez par là donné la preuve que vous n’êtes pas sans instruction : mais c’est à d’autres signes que se reconnaît une grande habileté. S’il faut du talent pour apprécier ce qui est conforme aux règles, il en faut bien plus encore pour écrire soi-même en les observant. Un habile écrivain pourra juger facilement du mérite des autres : mais de ce qu’on choisit aisément parmi les morceaux d’un ouvrage, il ne résulte pas que l’on soit un bon écrivain. Et si c’est un très grand mérite, que les rhéteurs le gardent pour un autre temps, et non pas pour celui où ils devraient créer, enfanter, produire eux mêmes. Enfin, qu’ils fassent consister la force de leur talent à se montrer plutôt dignes de servir de modèles, que capables d’en proposer. En voilà suffisamment contre l’opinion de ceux qui soutiennent qu’on doit se servir d’exemples étrangers. Entrons maintenant dans quelques considérations particulières.

V. Je dis donc qu’ils ont tort d’emprunter de ces exemples, et bien plus encore de les prendre dans un grand nombre d’auteurs. Arrêtons-nous d’abord sur ce dernier point. Si j’accordais qu’il fallût recourir à des exemples étrangers, je ferais voir victorieusement qu’il ne faudrait les chercher que dans un seul auteur. Les rhéteurs n’auraient d’abord rien à m’opposer, puisqu’ils seraient libres de choisir et de préférer tel poète ou tel orateur qui leur fournirait des exemples pour tous les cas, et leur prêterait son autorité. Ensuite, il importe beaucoup à celui qui veut s’instruire, de savoir si un seul homme peut réunir, dans ses ouvrages, tous les genres de beautés à la fois, ou si, personne ne pouvant y atteindre, l’un brille dans une partie, et l’autre, dans une différente. S’il pense, en effet, qu’un même auteur puisse réussir en tout, lui-même s’efforcera d’arriver également à ce mérite universel : s’il en désespère, il ne s’exercera que dans un petit nombre de genres, et saura s’en contenter ; et il ne faudra pas s’en étonner, puisque celui-là même qui a tracé les règles de l’art, n’a pu trouver tous les exemples dans un seul auteur. En voyant tous ces passages tirés de Caton, des Gracques, de Lélius, de Scipion, de Galba, de Porcina, de Crassus, d’Antoine, et autres orateurs, ou d’autres empruntés à des poètes et à des historiens, le disciple croira nécessairement qu’il a fallu s’adresser à tous ensemble, et qu’un seul fournissait à peine quelques exemples. Alors s’il se contente d’égaler un de ces écrivains, il n’aura pas la confiance de réunir à lui seul le mérite de tous les autres. Il est donc inutile, pour celui qui veut se former, de ne pas croire qu’un seul homme puisse tout réunir. Personne ne tomberait dans cette opinion décourageante, si les exemples avaient été pris dans un même auteur. Ce qui indique, au contraire, que les rhéteurs eux-mêmes ne pensaient pas qu’un même écrivain pût briller dans toutes les parties de l’élocution, c’est qu’ils n’ont pris leurs exemples ni dans leurs propres