Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/32

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
x
VIE DE CICÉRON.

mier qui l’eût obtenue à l’âge fixé par la loi. Il avait quarante-trois ans.

On lui donna pour collègue C. Antoine, par préférence à Catilina, et, l’on n’en doute pas, avec l’assentiment même de Cicéron, qui le savait moins dangereux.

Il venait de lui naître un fils ; il avait marié sa fille Tullie, âgée de treize ans, à C. Pison Frugi, jeune homme d’une grande espérance. Son frère était en possession de l’édilité ; leur père venait de mourir.

D’éclatants succès signalèrent à la fois son crédit et son éloquence, dans l’intervalle de sa nomination à son entrée en exercice. Le tribun Rullus voulait faire investir dix commissaires du droit de distribuer des terres aux citoyens pauvres. Cicéron, après avoir attaqué cette proposition devant le sénat alarmé, ne craignit pas de la combattre à la tribune aux harangues. Il y porta aux tribuns le défi, resté sans réponse, d’en soutenir publiquement contre lui la discussion, et, réfutant, dans trois discours, leur projet et leurs calomnies, il fit abandonner par les organes du peuple une loi toute populaire.

Une autre avait fermé aux enfants des proscrits la carrière des honneurs et l’entrée du sénat. Ils n’avaient point cessé d’en demander l’abrogation, et leurs plaintes devenaient de jour en jour plus énergiques. Elles étaient justes, Cicéron l’avouait ; mais les jugeant inopportunes, il leur persuada de supporter patiemment leur disgrâce, et les fit renoncer volontairement à un droit d’où dépendait leur existence politique. Les faits abondent. Le tribun Othon avait fait passer, quatre ans auparavant, une loi qui, entre autres dispositions, assignait aux chevaliers des places distinctes au théâtre ; privilége qui irritait le peuple, et soulevait les plus vives réclamations. Othon, entrant un jour au théâtre, est accueilli par les sifflets de la multitude et les applaudissements des chevaliers. Un désordre affreux commence : on crie, on s’injurie, on se menace. Les deux partis vont en venir aux mains. Cicéron a tout appris ; il accourt, commande au peuple de le suivre au temple de Bellone, et là lui fait honte de ses clameurs, qui avaient interrompu Roscius. La foule retourne au théâtre, et, par un de ces changements qui sont comme les miracles de l’éloquence, applaudit celui qu’elle venait de siffler. On veut que Virgile ait fait allusion à ce triomphe de la parole, dans cette comparaison si connue :

Ac veluti magno in populo, etc. ;

et Pline, en rapportant ces trois exemples, s’abandonne à une espèce de transport d’admiration pour un orateur auquel des hommes passionnés faisaient le sacrifice de leurs intérêts, de leur ambition, de leur inimitié.

Tout, avec cette arme, tout lui semblait possible. Le tribun Labiénus, poussé par César, avait accusé le sénateur Rabirius du meurtre de Saturninus. On sait que ce tribun avait été tué dans un tumulte populaire dont il était l’auteur, et qui avait forcé le sénat à recourir au décret Videant consules, lequel donnait aux citoyens le droit de courir sur les rebelles. Rabirius eût-il tué le tribun, ce décret le mettait à couvert. Toutefois Hortensius, son avocat, prouva que le meurtre avait été commis par un esclave. Rabirius n’en fut pas moins condamné. Il en appela au peuple. Cicéron se chargea de le défendre. Il retrouva les mêmes adversaires. César et Labiénus, qui, pour animer le peuple contre l’accusé, imaginèrent de placer au-dessus de la tribune aux harangues le tableau de Saturninus expirant, et, pour décourager le défenseur, de ne lui faire accorder qu’une demi-heure. Cicéron accepta tout, même les charges de l’accusation, et loua hautement Rabirius d’un acte qu’on lui imputait à crime. Des murmures s’élèvent ; il en apostrophe les auteurs avec une énergie qui les force au silence, et il répète, d’une voix plus ferme encore, l’éloge de Rabirius. On allait recueillir les voix, quand l’augure Mételius rompit l’assemblée, sous prétexte que les auspices n’étaient pas favorables. Des événements plus graves détournèrent l’attention publique de cette affaire, qui ne fut pas reprise.

Le rôle d’homme d’État allait commencer pour Cicéron. « Depuis longtemps, dit un de ses plus judicieux biographes[1], des causes de destruction minaient la république : un malaise secret, une inquiétude sourde, travaillaient les esprits : les institutions de Sylla, imposées par la violence, avaient laissé subsister dans les âmes un mécontentement profond : la plupart des grandes familles de Rome, ruinées par les guerres civiles, et par les malheurs qui les suivent, désiraient un nouvel état de choses ; les fortunes avaient presque toutes changé de maîtres ; la corruption générale s’en était augmentée ; la dépravation des mœurs et l’égoïsme avaient éteint l’amour de la patrie : toutes les ambitions étaient en mouvement : une foule de citoyens intrigants et pervers cherchaient à troubler l’État, dans l’espérance d’élever leur fortune sur ses ruines : l’exemple des coupables succès de Marius et de Sylla encourageait leur audace. Les circonstances parurent la seconder. Les forces de Rome étaient occupées, dans l’Orient, à combattre Mithridate. Les nombreux vétérans de Sylla, répandus dans toute l’Italie, où le dictateur leur avait donné des terres, habitués à la violence et au pillage, au mépris des lois, devaient être autant d’instruments dociles dans la main des

  1. M. Gaillard, auteur de la remarquable traduction du De Oratore, qui fait partie de cette collection.