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PRÉFACE

Dans la troisième, comment on peut se mettre au-dessus des événements capables de nous affliger. Dans la quatrième, qu’il nous faut vaincre nos passions. Et dans la cinquième, que pour être parfaitement heureux, nous n’avons qu’à être vertueux, c’est-à-dire, raisonnables.

À l’égard de la première, comme les opinions sur la nature de l’âme étaient fort différentes, et assez peu débrouillées parmi les anciens, on voit que Cicéron, après les avoir exposées toutes en détail, penche absolument pour celle de Phérécyde et de Platon, qui tenaient l’immortalité de l’âme. Dans les quatre autres Tusculanes, il donne presque toujours la préférence aux Stoïciens. Un vrai Académicien, et honnête homme, tel qu’était Cicéron, n’était donc pas, comme quelques auteurs l’ont pensé trop légèrement, un homme qui ne crût rien. C’était un philosophe, qui, ne déférant à la simple autorité d’aucune secte en particulier, se réservait le droit d’examiner le pour et le contre de toutes les opinions, et n’usait de cette liberté, que pour s’attacher à ce qu’il jugeait le moins douteux, et le plus sain.

Je ne sais, au reste, comment un ouvrage aussi intéressant, et aussi instructif que celui-ci, avait presque manqué de traducteur jusqu’à présent : tandis qu’au contraire le traité des Offices a été traduit une infinité de fois. A-t-on cru qu’il était plus utile à l’homme de connaître ses devoirs à l’égard de la société, que de savoir bien vivre avec lui-même ? Si cela est, on s’est trompé. Quelque besoin que nous ayons d’avoir la paix avec les autres, il nous importe encore plus de n’être pas en guerre avec nous. Les troubles de l’âme sont le plus terrible fléau de l’humanité. Et d’ailleurs, si tout particulier travaille à être sage, n’est-ce pas le plus sûr moyen d’affermir la félicité publique ? Un bon philosophe est nécessairement un bon citoyen.

Peut-être aussi que ce qui a refroidi le zèle des traducteurs, c’est la crainte qu’ils ont eue de ne pouvoir donner un air français à la scolastique des Stoïciens. J’avoue qu’en effet la troisième et la quatrième Tusculane pèchent un peu par là. Mais qu’y faire ? Toutes les écoles, dans tous les temps, n’ont-elles pas eu la folie d’aimer à quintessencier leurs idées, et à se faire un jargon ? Rien de plus aisé, cependant, que d’employer toujours des termes communs, si l’on ne voulait jamais dire que des choses sensées. Au moins est-on redevable à Cicéron d’avoir humanisé ce langage, autant qu’il l’a pu.

Que les épines du Portique fassent peur aux ignorants, à la bonne heure. Je pardonnerai même aux savants de ne point lire nos versions. Mais de là conclurait-on, comme Varron, qu’il ne fallait donc point nous engager dans un travail inutile, et aux savants, parce qu’ils l’auraient dédaigné ; et aux ignorants, parce qu’ils n’y auraient rien compris ? J’aime mieux la pensée de cet autre Romain, qui ne voulait pour ses lecteurs, disait-il, ni des savants, ni des ignorants ; parce que les uns étaient trop habiles pour lui, et les autres ne l’étaient point assez. Il reste donc une troisième classe de lecteurs : et ce qui la compose, c’est précisément le plus grand nombre des honnêtes gens. Pour qui prendre la peine de traduire, si ce n’est pour eux ?

Je ne trouve plus qu’une objection à faire contre les Tusculanes ; mais la plus spécieuse de toutes, quoique la moins solide. Quelques personnes, dont la religion est plus sincère qu’éclairée, ne goûtent pas des traductions, où, de loin à loin, elles voient des principes contraires à ceux du christianisme. Mais, à parler sérieusement, peut-on s’étonner que les anciens philosophes n’aient pas été chrétiens, dans les points qui dépendent absolument de la Foi divine ? Un juste sujet d’étonnement, c’est que si peu de chrétiens soient philosophes, dans les points qui ne passent pas les forces de la raison humaine. Rougissons de ne pas conformer notre conduite à des vérités connues de tous les temps : et n’allons pas follement chercher des sujets de scandale dans ce tas d’opinions étranges, qui sont venues avant les vérités révélées.

Tous les jours nos plus saints missionnaires ne donnent-ils pas des relations, où ils exposent les absurdités impies, qui ont cours parmi les idolâtres ? Or, qu’une rêverie parte d’un Stoïcien, ou d’un Talapoin, que nous importe ? Aux yeux de l’esprit, deux mille ans et deux mille lieues font le même effet.

Rien, ce me semble, n’est plus digne d’un homme sage, que d’étudier historiquement les opinions humaines. Par là du moins on apprend à ne point abonder en son sens, puisqu’on voit les plus rares génies donner dans des travers. Aucun des philosophes grecs n’en fut exempt. Mais en même temps, combien ne leur doit-on pas de leçons utiles à la société, et qui sont allées insensiblement à l’extirpation de la barbarie ? Cicéron en a fait un choix ; il les a mises dans leur plus beau jour ; et sans doute il mérite, n’eût-il composé que ses Tusculanes, de marcher à la tête des anciens qui ont le mieux servi la raison.

Que ceux qui prendraient cet éloge pour l’hommage servile d’un traducteur, consultent le docte Érasme. Je sais qu’il va trop loin, et que la Sorbonne le désavouerait sur la canonisation de Cicéron. Peut-être aussi ne doit-on pas prendre à la lettre ce qu’il en dit, et que c’est seulement une manière figurée de faire mieux entendre jusqu’où il pousse son estime pour cet auteur. Quoi qu’il en soit, le morceau est curieux, et sera d’autant plus naturellement placé ici, que c’est sa préface sur les Tusculanes.

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