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SENTIMENT D’ÉRASME

SENTIMENT D’ÉRASME
SUR CICÉRON.

Jean Frobon, Libraire, voulant donner une nouvelle édition des Tusculanes de Cicéron, et m’ayant prié de tâcher à la rendre plus parfaite que les précédentes, je m’y suis porté d’autant plus volontiers, que depuis plusieurs années j’avais presque rompu tout commerce avec les belles lettres. Pour cela, j’ai fait conférer ensemble diverses copies de cet ouvrage, et me suis réservé la liberté de choisir entre les variantes. Je l’ai revu avec soin d’un bout à l’autre. J’ai rétabli selon les règles de la versification les passades des poètes grecs ou latins, que Cicéron, à l’exemple de Platon et d’Aristote, insère dans son discours : et si abondamment, qu’il peut y avoir de quoi fatiguer ses lecteurs. Où j’ai trouvé des variantes ; si l’une m’a paru la seule bonne, je m’y suis tenu ; et si j’ai balancé sur le choix, j’ai conservé les deux leçons, l’une dans le texte, l’autre à la marge. J’ai fait aussi quelques corrections de mon chef, et sans être guidé par les manuscrits, mais en petit nombre, et seulement dans les endroits où la chose devait paraître incontestable aux gens du métier. J’ai donné enfin quelques éclaircissements sur le texte. C’est un travail de deux ou trois jours, que j’ai été obligé de prendre sur mes études ordinaires, qui ont pour objet l’avancement de la Religion. Mais bien loin d’y avoir regret, je me propose au contraire de renouer, si j’en suis le maître, avec mes bons amis d’autrefois, et de passer encore quelques mois de ma vie avec eux. J’entends avec les auteurs de la belle antiquité. Tant j’ai senti qu’une nouvelle lecture des Tusculanes me faisait de bien : non-seulement parce qu’elle servait à dérouiller mon style, qui est chose que je ne laisse pas de compter pour un avantage : mais surtout, et à bien plus forte raison, parce qu’elle me portait à réprimer et à vaincre mes passions. Eh ! combien de fois, au milieu de ma lecture, me suis-je indigné contre ces sots, qui disent que si vous ôtez à Cicéron un fastueux étalage de paroles, il ne lui reste rien de beau ? Quelles preuves n’a-t-on pas dans ses ouvrages, qu’il possédait tout ce que les plus savants des Grecs avaient écrit sur la nécessité de bien vivre ? Quel choix, quelle abondance de maximes les plus saines et les plus saintes ? Quelle connaissance de l’histoire, soit ancienne, soit moderne ? Mais quelle élévation d’idées sur la vraie félicité de l’homme ? On voit à sa manière de penser là-dessus, que sa vie était conforme à sa doctrine. Quand il a traité de ces matières abstraites, qui ne sont nullement à la portée du vulgaire, et qui même, s’il en avait cru plusieurs de ses contemporains, ne pouvaient s’expliquer en langue latine ; quelle netteté, quelle clarté, quelle facilité, quelle variété, enfin quel enjouement ? Jusqu’au temps de Socrate, la philosophie se bornait à la physique : et ce fut lui, dit-on, qui le premier, en la prenant du côté de la morale, lui donna entrée dans les maisons des particuliers. Platon et Aristote tâchèrent de l’introduire dans les cours des rois, et dans les tribunaux des magistrats. Pour ce qui est de Cicéron, il a fait, selon moi, monter la philosophie sur le théâtre, et il lui a enseigné à parler si clairement, que le parterre même se trouve en état de l’entendre, et de lui applaudir. Tant d’ouvrages qu’il nous a laissés sur ces importantes matières, il les composa dans les temps les plus orageux de sa république, et quelques-uns même après que toute espérance fut perdue. Tandis donc que nous voyons des païens faire un si bon usage d’un triste loisir, et au lieu de chercher à se distraire par des plaisirs frivoles, mettre leur consolation dans les saints préceptes de la philosophie : comment nous aujourd’hui n’avons-nous pas honte de nos vaines conversations, et de nos longs repas ? Je ne sais ce qui se passe dans l’esprit des autres : mais pour moi personnellement, j’avoue que je ne lis point Cicéron, sa morale surtout, sans être frappé jusqu’au point de croire qu’il y avait du divin dans l’âme d’où ces productions nous sont venues. Plus je pense combien est au-dessus des idées humaines la bonté de Dieu, cette bonté immense, à laquelle certaines gens, qui sans doute la mesurent à la petitesse de leur esprit, veulent donner des bornes trop étroites ; plus j’aime à me confirmer dans l’opinion que j’ai de ce sage Romain. Où est maintenant son âme ? C’est sur quoi aucun homme, peut-être, ne saurait prononcer. Je ne m’éloignerais pas beaucoup, je l’avoue, du sentiment de ceux qui voudraient le croire heureux dans le ciel. On ne peut effectivement nier qu’il n’ait cru l’existence d’un être suprême, infiniment grand, et infiniment bon. Quant à l’immortalité de l’âme, quant aux peines et aux récompenses de la vie future, ses écrits font assez voir ce qu’il pensait. On y découvre la conscience du monde la plus droite et la plus pure. Au défaut même de ses autres ouvrages, qui sont en si grand nombre, il nous suffirait pour le connaître à fond, de sa lettre à Octavius, écrite dans une conjoncture où sa mort, à ce qu’il paraît, était déjà toute conclue. Si les Juifs avant la publication de l’Évangile, pouvaient se sauver avec une foi grossière et confuse aux choses divines, pourquoi des lumières encore moins parfaites n’auront-elles pas suffi pour sauver un païen, à qui même la loi de Moïse était inconnue ; et un païen surtout, dont la vie a été non-seulement innocente, mais sainte ? Très peu de Juifs, avant qu’ils fussent éclairés par l’Évangile, avaient une notion distincte du Fils et du Saint-Esprit : plusieurs d’eux ne croyaient point la résurrection des corps : nos pères cependant n’ont pas mis leur damnation au rang des articles décidés. Que dire donc d’un païen, qui a cru simplement que Dieu était une puissance, une sagesse, une bonté sans bornes ; et que par les moyens qu’il jugera les plus convenables, il saura protéger les bons et punir les méchants ? On peut m’objecter que Cicéron a commis des péchés : mais ni Job ni Melchisédech ne furent, à ce que je crois, exempts de tache durant tout le cours de leur vie. On dira qu’il est du moins inexcusable d’avoir sacrifié aux idoles. Je veux qu’il l’ait fait : ce ne fut point de son propre mouvement : ce fut par déférence pour les coutumes de son pays, autorisées par des lois inviolables. Car, du reste, il savait assez par l’Histoire sacrée d’Ennius, que tout ce qui se débitait de leurs Dieux, était pure fiction. Mais, ajoutera-t-on, il devait au péril même de sa vie combattre la folie du peuple. Eh ! les apôtres eux-mêmes en auraient-ils eu le courage, avant qu’ils eussent reçu l’Esprit saint ? Il serait donc bien injuste de l’exiger de Cicéron. Mais sur cet article, laissons chacun penser ce qu’il voudra. Je reviens à ces esprits grossiers, qui ne lui trouvent rien de grand, rien d’admirable, que la pompe de son élocution. Un écrivain si plein de recherches, si clair, si abondant, et qui met tant d’âme dans tout ce qu’il dit, pourrait-il ne pas être vraiment profond ! Quel est celui de ses lecteurs, qu’il ne renvoie pas avec un cœur plus calme ! Peut-on, accablé de tristesse, prendre quelqu’un de ses livres, et ne sentir pas renaître de la gaieté ? Vous ne songez pas que vous faites une lecture ; vous croyez que ce sont choses qui se passent sous vos yeux ; il règne dans tous ses écrits je ne sais quel enthousiasme qui s’empare de vous, et qui fait qu’en le lisant vous croyez qu’actuellement cette bouche incomparable vous frappe l’oreille. Aussi ne vois-je rien de plus utilement inventé que l’art de former des caractères qui expriment la parole, rien de si bien imaginé que l’imprimerie. Qu’y a-t-il, en effet, de plus heureux, que de pouvoir, toutes les fois qu’il en prend envie, converser avec les