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CICÉRON.

Voici donc, non pas un simple récit de notre conférence, mais notre conférence même, rendue presque mot pour mot. Tel en a été le début. L’a. On ne saurait dire combien j’eus hier de plaisir à vous entendre, ou plutôt combien j’y ai gagné. Il est vrai, et je puis m’en répondre à moi-même, que jamais la vie ne m’avait paru être d’un certain prix. Mais pourtant lorsqu’il m’arrivait de songer qu’un jour mes yeux se fermeraient à la lumière, et que je perdrais tous les agréments de la vie, cette idée de temps en temps m’effrayait un peu, et m’attristait. Vous m’avez si bien guéri, qu’à l’heure qu’il est, croyez-moi, la mort me parait la chose du monde qui mérite le moins qu’on s’en occupe. C. Il n’y a rien là d’étonnant ; c’est l’effet de la philosophie. Elle guérit les maladies de l’âme, dissipe les vaines inquiétudes, nous affranchit des passions, nous délivre de la peur. Mais sa vertu n’opère pas également sur toute sorte d’esprits. Il faut que la nature y ait mis certaines dispositions. Car non —seulement la Fortune, comme dit le proverbe, aide ceux qui ont du cœur ; mais cela est bien plus vrai encore de la raison. H lui faut des âmes courageuses, si l’on veut que leur force naturelle soit aidée et soutenue par ces préceptes. Vous êtes né avec des sentiments élevés, sublimes, qui ne vous inspirent que du mépris pour les choses humaines : et de là vient que mon discours contre la mort s’est aisément imprimé dans une âme forte. Mais sur combien peu de gens ces sortes de réflexions agissent-elles, parmi ceux mêmes qui les ont mises au jour, approfondies dans leurs disputes, étalées dans leurs écrits ? Trouve-t-on beaucoup de philosophes, dont les mœurs, dont la façon de penser, dont la conduite soit conforme à la raison : qui fassent de leur art, non une ostentation de savoir, mais une règle de vie : qui s’obéissent à eux-mêmes, et qui mettent leurs propres maximes en pratique ? On en voit quelques-uns si pleins de leur prétendu mérite, qu’il leur serait plus avantageux de n’avoir rien appris ; d’autres, avides d’argent ; d’autres, de gloire ; plusieurs, esclaves de leurs plaisirs. Il y a, entre ce qu’ils disent et ce qu’ils font, un étrange contraste. Rien, à mon avis, de plus honteux. En effet, qu’un grammairien parle mal, qu’un musicien chante mal, ce leur sera une honte d’autant plus grande, qu’ils pèchent contre leur art. Un philosophe donc, lorsqu’il vit mal, est d’autant plus méprisable, que l’art ou il se donne pour maître, c’est l’art de bien vivre.

V. L’a. Mais, si cela est, n’y a-t-il pas à craindre que les louanges, dont vous comblez la philosophie, ne soient bien mal fondées ? Car, puisque ses plus habiles maîtres ne sont pas toujours d’honnêtes gens, ne s’ensuit-il pas de là qu’elle n’est bonne a rien ? C. On aurait tort de conclure ainsi. Car, de même que tous les champs, quoique cultivés, ne rapportent pas, et qu’il n’est point vrai, comme l’a dit un de nos poètes,

Que de soi le bon grain, sans besoin d’aliment,
Dans un champ, même ingrat, sait croître heureusement ;

de même, tous les esprits, quoique cultivés, ne fructifient point. Et, pour continuer ma comparaison, je dis qu’il en est d’une âme heureusement née, comme d’une bonne terre ; qu’avec leur bonté naturelle, l’une et l’autre ont encore besoin de culture, si l’on veut qu’elles rapportent. Or la culture de l’âme, c’est la philosophie. Elle déracine les vices, elle prépare l’âme à re-