comment, que le juge qui a le moins d’autorité et le plus de pouvoir, je veux dire le peuple, fortifie extrêmement leur parti. Si nous ne les réfutons cependant, il faut renoncer à tout sentiment de vertu, d’honneur, de véritable gloire. Ainsi, laissant à part toutes les autres opinions, c’est désormais, non pas à moi à disputer contre vous, Torquatus, mais à la vertu à combattre contre la volupté. Ce n’est pas une lutte indifférente, suivant l’ingénieux Chrysippe, et de ce combat dépend la question du souverain bien[1]. Je suis persuadé du moins que, si je puis parvenir à faire voir qu’il y a quelque chose d’honnête, qui mérite d’être recherché à cause de lui-même, j’aurai absolument renversé toutes vos maximes. Je vais donc l’essayer en peu de mots, comme le temps l’exige, et j’examinerai ensuite toutes vos raisons, Torquatus, si je puis m’en souvenir.
Par l’honnête, nous entendons ce qui est tel que, faisant abstraction de toute sorte d’utilité, et sans aucune vue d’intérêt, on puisse y attacher de l’estime et de la gloire ; et, quoique cette définition en donne à peu près l’idée, on le connaît encore mieux par le témoignage universel de l’opinion et par l’exemple de tant d’hommes vertueux qui, sans aucun autre motif que celui du beau, du juste et de l’honnête, ont fait bien des choses dont ils voyaient aisément qu’ils n’avaient nul profit à espérer. Quelle est, en effet, la principale supériorité de l’homme sur les bêtes ? c’est ce noble présent de la nature, la raison ; cette intelligence vive et perçante, qui examine, qui pénètre plusieurs choses en même temps ; cette sagacité d’esprit qui voit les causes et les conséquences, qui établit les rapports, qui joint les objets séparés, qui assemble l’avenir avec le présent, et qui comprend l’état de tout le cours de la vie. Par la raison l’homme recherche la société des autres hommes, et il se conforme à leurs manières, à leur langage, à leurs coutumes ; en sorte que, de l’amitié de ses parents et de sa famille, il passe à celle de ses concitoyens, et s’étend enfin à celle de tous les mortels. L’homme, ainsi que Platon l’écrivait à Archytas, doit se souvenir qu’il n’est pas né seulement pour lui, mais pour les siens et pour sa patrie, et qu’il ne lui reste qu’une petite portion de lui-même dont il soit le maître[2].