impossible, à moins que vous n’aimiez véritablement, parce que l’amitié n’a sa source qu’en elle-même.
Mais c’est à l’utilité que je m’attache, direz-vous. Votre amitié subsistera donc tant que vous y trouverez de l’utilité ; et si l’utilité en a fait la liaison, le défaut d’utilité en fera aussi la rupture.
Que ferez-vous pourtant lorsque votre ami, comme il arrive souvent, viendra à ne pouvoir plus vous être utile ? L’abandonnerez-vous aussitôt ? Quelle amitié ! Continuerez-vous à l’aimer ? Sera-ce alors être d’accord avec vous-même, vous qui avez soutenu que l’amitié n’est désirable que pour l’utilité qu’on en retire ? « Mais si je cessais d’être son ami, j’aurais à craindre la haine publique. » Pourquoi, si ce n’est parce que la chose est d’elle-même honteuse ? Et si vous persistez, par suite de cette crainte, il faudra que, pour secouer un attachement inutile, vous souhaitiez que la mort vous délivre de votre ami. Que si, non-seulement vous n’en retirez aucune utilité, mais que de plus vos affaires en souffrent, qu’il faille vous donner de grandes peines pour lui, et même exposer votre vie, ne viendrez-vous point alors à songer que chacun est né pour soi ? Vous donnerez-vous en otage à un tyran pour sauver la vie à votre ami, comme ce pythagoricien qui se remit entre les mains du tyran de Sicile[1] ? Nouveau Pylade, direz-vous que vous êtes Oreste, afin de mourir à sa place ? ou si vous étiez Oreste, vous nommeriez-vous pour sauver Pylade ? et si vous n’y pouviez réussir, demanderiez-vous à périr avec lui[2] ?
- ↑ On connaît l’histoire de Damon et de Pythias. Pythias, condamné à mort par Denys le tyran, demanda quelques jours de délai : Damon le pythagoricien se remit comme otage entre les mains du tyran, et Pythias resta libre ; mais il revint au jour prescrit pour reprendre sa place et subir sa peine. Le tyran touché lui fit grâce.
- ↑ Voir, dans les Extraits d’Epicure, ce qui concerne l’amitié. V. aussi les Extraits d’Helvétius et de Bentham ; Epicure a dit : “ Il faut quelquefois mourir poux son ami. ”