Page:Cicéron - Des suprêmes biens et des suprêmes maux, traduction Guyau, 1875.djvu/162

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toute la terre et toutes les mers, si nous disions qu’il n’a en vue que la volupté, ne serait-ce pas dire qu’il n’a tant fait que pour conquérir un peu de miel[1] ?

Croyez-moi, Torquatus, nous sommes nés pour quelque chose de plus noble et de plus grand : considérez toutes les facultés de l’âme, qui conserve la mémoire indélébile d’une multitude d’objets ; qui en voit la conséquence par une sorte de divination ; qui sait régler ses désirs par la bienséance et la pudeur ; qui respecte la justice comme une fidèle gardienne de la société des hommes ; et qui, dans les fatigues et les périls, s’arme d’un ferme mépris de la douleur et de la mort. Considérez ensuite toute la structure du corps humain, et vous verrez que tout y semble fait pour tenir compagnie à la vertu, et pour la servir. Que si, à l’égard même du corps, il y a beaucoup de choses préférables à la volupté, comme la beauté, la force, l’agilité, la santé ; à combien plus forte raison en peut-on dire autant de l’esprit, dans lequel les anciens ont cru qu’il y avait quelque chose de céleste et de divin ? Si le souverain bien consistait dans la volupté, comme vous le dites, il faudrait souhaiter de pouvoir passer les jours et les nuits, sans aucune interruption, dans la jouissance de toutes les voluptés qui pourraient charmer le plus les sens et les enivrer de plaisir. Mais quel est l’homme, digne de ce nom, qui voulût jouir tout un jour d’une pareille volupté ? Les cyrénaïques ne s’y refuseraient pas. Vous êtes plus retenus ; ils sont plus conséquents dans leurs principes.

Mais, pour ne point parler des premiers arts sans lesquels la vie humaine, comme disaient nos ancêtres, est réduite à un état d’inertie, croyez-vous que ces hommes de génie, je ne dis pas Homère, Archiloque et Pindare, mais Phidias même, Polyclète, Zeuxis, aient jamais eu la volupté en vue dans leur art ? Ainsi donc un ouvrier qui voudra faire de belles figures aura un plus noble but qu’un grand citoyen qui voudra faire de belles actions ?

D’où vient une erreur si étrange et si répandue parmi les hommes, si ce n’est de ce que celui qui a prononcé que le souverain bien consistait dans la volupté, n’a pas consulté la partie de l’esprit où résident la raison et la sagesse, mais

  1. La forme est trop oratoire ; mais la pensée est profonde.