Page:Cicéron - Des suprêmes biens et des suprêmes maux, traduction Guyau, 1875.djvu/276

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brûlantes, pourquoi ses membres sont-ils pesants, sa démarche incertaine, ses pas chancelants, sa langue embarrassée, son âme noyée, ses yeux flottants ? Pourquoi ces clameurs, ces hoquets, ces querelles et ces disputes, enfin tout ce que l’ivresse traîne à sa suite ? Que signifient-ils, sinon que la force du vin attaque l’âme elle-même au fond de nos corps ? Or toute substance qui peut être troublée et altérée sera nécessairement détruite et privée de l’immortalité, si elle est exposée à l’action d’une cause supérieure[1].

D’autres fois un malheureux, attaqué d’un mal subit, tombe tout à coup à nos pieds comme frappé de la foudre : sa bouche écume, sa poitrine gémit, ses membres palpitent ; il se roidit, se débat, se met hors d’haleine, se tourmente, s’épuise et s’agite en tout sens. C’est que la violence du mal, répandue dans les membres, pénètre jusqu’à l’âme et la trouble, comme le souffle d’un vent impétueux fait bouillonner l’onde salée. Ces gémissements sont arrachés par la douleur, parce que les éléments de la voix, chassés tous à la fois, se précipitent en foule par le canal qu’ils trouvent ouvert, et que l’habitude leur a rendu familier. La démence naît du trouble de l’esprit et de l’âme, qui, séparés, comme je l’ai déjà dit, par la violence du mal, exercent en désordre leurs facultés. Mais quand la cause de la maladie s’est détournée, quand le noir poison est rentré dans ses réservoirs cachés, le malheureux se relève d’abord en chancelant et recouvre peu à peu l’usage des sens et de la raison. Quand l’âme est en proie dans le corps même à de telles maladies, peux-tu croire que, sortie de ce corps, elle subsiste dans l’air au milieu des vents et des orages[2] ?

D’ailleurs, puisque nous voyons l’âme se guérir, comme un corps malade, et se rétablir avec les secours de la médecine, cela même prouve qu’elle est mortelle. En effet, il en est de l’âme comme de toutes les substances connues : l’on ne peut changer son état qu’en lui ajoutant des parties, en lui en tant, ou en les transposant[3]. Mais une substance immortelle

  1. Argument qui peut se retourner. V. Platon, République, l. X, à la fin.
  2. Il est difficile de le croire, en effet, surtout si on a présupposé avec Lucrèce que l’âme est un composé d’air et de feu.
  3. Si on suppose que l’âme, et toute substance en général, est matérielle ; ce que Lucrèce n’a pas démontré.