Dans la discussion sur l’amitié, je trouve parmi les nôtres trois opinions différentes. Quelques-uns nient que les voluptés qui regardent nos amis soient pour nous à rechercher par elles-mêmes, comme celles qui nous regardent. L’amitié semble un peu ébranlée par ce système ; mais on peut soutenir cette opinion, et, suivant moi, la réponse est facile. L’amitié, disent-ils, aussi bien que les vertus, est inséparable de la volupté. La vie d’un homme seul et sans amis étant exposé à des dangers, à des alarmes continuelles, la raison même nous porte à nous faire des amis ; et dès qu’on est parvenu à se les procurer, l’esprit tranquille et rassuré ne peut plus renoncer à l’espoir d’en retirer quelque volupté.
Or, de même que les marques de mépris sont entièrement contraires à la volupté, de même rien n’est plus propre à procurer la volupté et à l’entretenir qu’une amitié réciproque, qui non-seulement est d’un commerce délicieux dans le présent même, mais qui nous donne lieu aussi de nous en promettre de grands secours dans la suite. Comme il est donc impossible de mener une vie véritablement heureuse sans l’amitié, et d’entretenir longtemps l’amitié si nous n’aimons nos amis comme nous-mêmes, alors il arrive qu’on aime ses amis de cette sorte, et que l’amitié se joignant ainsi à la volupté, on ne sent pas moins de joie ou de peine que son ami de tout ce qui lui arrive d’agréable ou de fâcheux. Ainsi un homme sage aura toujours les mêmes sentiments pour les intérêts de ses amis que pour les siens propres ; et tout ce qu’il ferait pour se procurer à lui-même du plaisir, il le fera avec joie pour en procurer à son ami. Voir comment ce que nous avons dit, que la volupté est inséparable de la vertu, doit s’entendre aussi de l’amitié ; et “ la même connaissance, dit Épicure, qui nous a rendus fermes contre l’appréhension d’un mal perpétuel ou de longue durée, nous a fait voir que, dans ce temps borné de la vie, l’amitié est le secours le plus sûr qu’on puisse posséder. ”