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MADAME ROLAND.

nocturnes, avalait gloutonnement le livre de l’ouvrier au lieu de s’endormir. Elle assure qu’en général c’étaient de bons ouvrages. Cela pourrait nous sembler assez invraisemblable, si nous n’avions vu la chère Mme Phlipon aller aussi sur la pointe des pieds vers la cachette pour en surveiller le contenu et y faire bonnement des emprunts pour son propre compte.

Elle avait la même attitude un peu étrange à l’égard de la correspondance de sa fille, épistolière précoce :

Sans me demander les lettres que j’écrivais, ma mère était bien aise que je les lui laissasse voir et notre arrangement à cet égard avait quelque chose de plaisant. Nous nous étions entendues sans nous rien dire. Lorsqu’il m’arrivait des nouvelles de ma bonne amie… je lisais quelques phrases de sa lettre, mais je ne la communiquais point. Lorsque je lui avais écrit, je laissais sur ma table, durant un jour, ma lettre pliée et suscrite, sans être cachetée : ma mère ne manquait guère de saisir un instant pour y jeter les yeux, rarement en ma présence, ou, s’il lui arrivait de le faire, j’avais aussitôt quelque raison de m’éloigner.

Une soumission bien tendre répondait, on le voit, à des ménagements si discrets. La mère possédait assez de tact pour éviter une humiliation à la jeune créature placée sous sa garde, mais celle-ci éprouvait assez d’amour pour faire plier, devant ce qu’elle aimait le mieux, ce qu’il y avait d’inflexible dans un caractère déjà marqué.

Mais qui donc était cette « bonne amie ». Qui fut la première à faire briller en Manon Phlipon l’intelligence du cœur, le génie de l’amitié de Mme Roland ?

Manon, comme cela était dans la logique de sa nature, traversa vers ses onze ans, une crise de mysticisme chrétien. Lorsque vint le temps de sa première communion, la zélatrice se sentit troublée d’une sorte de délire. Les scrupules excessifs engendrèrent les projets extrêmes et, un soir après souper, au cours de ce moment de détente où se reposent en famille les bonnes gens qui ont fini leur journée, M. et Mme Phlipon, fort inquiets, virent tout à coup leur sage enfant se précipiter à leurs pieds en versant un torrent de larmes —