Page:Claude Farrère - Les civilisés, 1905.djvu/307

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bouche, — hésitants, entrecoupés, mais fougueux. Il vidait violemment son cœur, d’où le désespoir jaillissait en flots de fiel. Pêle-mêle, il disait son amour et son indignité, et la grande espérance qui avait un moment rajeuni sa vie morne, et la terrible faillite de son paradis entrevu et perdu. Il parlait, et il pleurait en parlant, il pleurait à grands sanglots profonds, — comme pleurent les barbares. Torral l’écoutait avec impatience, et le méprisait de ses yeux durs.

— « En voilà assez, interrompit-il tout à coup. Je te l’ai prédit, n’est-ce pas ? qu’en déraillant du bon sens tu courais à une culbute. Ne te plains pas : tu aurais pu tomber de plus haut. Ton mariage raté te sauve la vie. Te voilà libre, et sorti presque miraculeusement de la maison de fous dans quoi tu risquais de finir tes jours. Imbécile ! au lieu de pleurer, tu devrais rire. La médecine est peut-être amère, mais tu es guéri. — Dans tout ce que tu viens de radoter, il n’y a pas une molécule de raison. Ton paradis perdu est inexistant : c’est le pays des mensonges et des mirages ; tu peux le parcourir d’un bout à l’autre sans jamais refermer une fois les mains sur un bonheur réel. Au fait, tu en sais maintenant quelque chose, hein ? Écoute : j’aurai quitté Saïgon dans une heure, et c’est probablement la dernière fois de ma vie que je te vois. Nous avons été amis, je veux te laisser mieux qu’un conseil, un testament : reviens au bon sens. Tu as été un civilisé, et des siècles d’atavisme indéfiniment perfectionné ne s’effacent pas. Reviens