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Page:Claude Farrère - Les civilisés, 1905.djvu/310

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Ne pas souffrir, — ne pas sentir ! cela ne me suffit plus. J’ai soif d’autre chose. Je ne me résigne plus à vivre pour manger, boire et me coucher. Et je n’en veux plus, de cette vérité, qui n’a rien de meilleur à m’offrir : j’aime mieux le mensonge, j’aime mieux ses duperies, ses trahisons et ses larmes !

— Tu es fou.

— Non ! j’y vois clair. La vérité, qu’ai-je à en faire ? Rien, trois fois rien ! Ce qu’il me faut, c’est le bonheur. Eh bien, j’ai vu des gens vivre selon le mensonge, parmi tout le fatras des religions, des morales, de l’honneur et de la vertu : Ces gens-là étaient heureux…

— Heureux comme des forçats à la double boucle.

— Et quand même ? s’il fait meilleur dans le cachot qu’à la belle étoile ?

— Essaie, et tu verras.

— Je ne peux plus essayer ! On sort de ce cachot-là, on n’y rentre pas. J’ai vu la vérité, je ne peux plus revenir au mensonge. Mais je regrette le mensonge, et je hais la vérité.

— Fou !

— La vérité, qu’a-t-elle fait de nous, qui l’avons aimée comme les chrétiens n’aimaient pas leur Christ ? Qu’a-t-elle fait de Rochet, de Mévil, de moi-même ? Des malades et des vieillards, acculés à l’ataxie ou au suicide.

— De moi, elle a fait un heureux.

— Allons donc ! un fuyard, un proscrit, dont la vie est cassée comme une paille, et qui demain, désho-