Page:Claude Farrère - Les civilisés, 1905.djvu/42

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si tu cherches les beautés classées : le corsage mauve et le chapeau gris perle, à côté de cette caricature d’homme de loi couleur citron… Mme Ariette, femme d’avocat retors, retorse elle-même.

— Mévil est payé pour le savoir, dit Torral, assis, sans se retourner.

— Je ne suis pas payé, rectifia le docteur ; j’ai payé… et je paie encore. Bah ! la diablesse est jolie, et ça m’amuse de voir sa mine chaste au milieu de mon oreiller. Je te l’ai dit tout à l’heure : toutes les femmes sont tarifées, ici… Hein ? »

Il fit face à la scène.

La nouvelle chanteuse, enrouée sans doute, venait de s’interrompre net. Confuse et vexée, elle demeurait les bras ballants, prise entre l’ironie contente de ses camarades de planches et la curiosité narquoise du public. C’était une belle fille plantureuse avec des cheveux roux et des yeux rieurs.

Un coup de sifflet partit ; des rires fusèrent. Non, la nouvelle chanteuse n’était pas enrouée ; c’était plus simple : elle n’avait point de voix, point de voix du tout ; elle avait autre chose, des bras agréables, des épaules rondes et une croupe musclée, et sans doute venait-elle à Saïgon dans l’espoir que c’était assez. Pour dire le vrai, Saïgon, d’habitude, n’en demandait pas davantage. Mais ce soir, une mouche musicale avait piqué la salle, et la salle semblait tout prés d’exiger que la chanteuse chantât.

Froidement, l’actrice en prit son parti et traversa la scène en traînant ses jupes. Côté cour, elle s’arrêta,