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AU SOIR DE LA PENSÉE

A’ran’yaka, portant que l’univers n’était qu’âme, dépourvu d’activité comme de non-activité, lorsque Lui eut l’idée de la création. Alors, tout un jeu d’abstractions réalisées, comme la faim et la soif (le karma, le besoin), entrent en scène pour réclamer un rang de Déités qu’elles obtiennent tout aussitôt. Puis, Lui, l’âme universelle, voyant l’homme accomplir toutes les fonctions de la vie physique et intellectuelle en dehors d’une continuité de l’intervention divine, se demande comment ce corps humain pensant peut exister sans lui, principe actif de l’univers, et se pose ce grave problème : « Que suis-je ? » Pour arriver à cette réponse que toute vie est l’œil de l’intelligence, l’intelligence étant Brahma, le grand un.

D’interminables commentaires au cours des livres sacrés sur le Brahman, l’Existence universelle, et l’Atman, le Soi, l’Ame qui finit par rejoindre le Brahman pour se confondre avec lui. L’Atman est l’Infini d’Anaximandre, l’essence, l’entiié de Parménide et de Platon, le νοὺς aristotélique, la substance (distinguée des modes) de Spinoza, la chose en soi de Kant, dont on ne peut rien exprimer, sinon ce que ce principe n’est pas. Comment s’étonner de telles distillations de sens, quand on cherche la détermination du monde dans la « personnalité » qui n’en peut être qu’une forme d’expression ?

Le Véda s’en tenait à l’Atman dont il ne put jamais nous dire que ce qu’il n’était pas. Nous avons vu ainsi entrer en scène l’Esprit, le Verbe, dont nous ne saurions rien exprimer, puis l’Inconscient universel à qui les Dieux, amers, reprochent d’inviter les faibles au fatalisme du laisser-faire. Tout cela pour aboutir, dans notre détresse, avec Çakya-Mouni et le Christ, à un homme-Dieu, c’est-à-dire à un prophète, divinisé en dépit de lui-même pour « réaliser » l’immuable absolu.

Cependant les mots sont demeurés, et l’homme y tient d’autant plus qu’il les sent profondément siens, même lancés par lui au delà des réalités. Pour tout dire, les mots ont, à nos yeux, une si puissante apparence de vie réalisée que leur transformation évolutive nous échappe, et que — pour les mouvements d’émotivité qu’ils suggèrent — la foule refuse obstinément de s’en détacher.

Nous n’en avons pas moins vu le redoutable Jahveh lui-même s’effriter, s’user, à l’épreuve décisive de ses imprévisions, de ses