Page:Clemenceau - Au soir de la pensée, 1927, Tome 2.djvu/276

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
271
l’évolution

tumances qui lui permettront de supporter l’épreuve. De révoltes ou d’asservissements, sous l’obsession du mal ou du bien de nos sensations, nous est donnée la vie. Jouet de tous les conflits de puissances, sous le déguisement des mythes grossiers ou subtils, et implacable destructeur des animations apparentées, l’homme, à mi-chemin de ses Dieux et de la bête, sera de double aspect : victime et bourreau, ai-je dit. Personnage à deux faces, en guerre, malgré ses palabres d’amour fraternel, avec la multitude des existences aux dépens desquelles il doit vivre, sans en excepter ses semblables[1], en attendant les « atténuations » humanitaires de l’anthropophagie à l’esclavage.

Les émotions qui nous emportent, sous l’empire de sensations plus ou moins heureusement liées, nous sont communes, à des degrés divers, avec toutes les séries de la vie animale, dominées de ce qui les dépasse, dominatrices de ce qui ne peut résister. De cela, il ne nous soucie guère, puisque nous sommes, pour un jour, les plus forts. D’ailleurs, si nous sommes des puissances divines (c’est-à-dire inexpugnables) pour la faiblesse de nos frères animaux, ceux-ci s’opposent, s’entre-tuent, non moins fatalement entre eux, selon les gradations de leurs moyens. La capitale différence est que les communes émotions de la série vivante ne s’élèvent que chez l’homme à une puissance d’interprétations qui lui permette, ayant regardé le monde, de se vouloir mettre au-dessus de son rang dans l’enchaînement universel.

Ainsi le drame se noue par les réactions, plus ou moins justement ordonnées, d’une sensibilité humaine poussée jusqu’aux résonances émotives — dissonances ou unisson. Les conflits d’émotions au choc des interprétations diverses ou même contraires, voilà où éclate la cruelle et noble magnificence de notre humanité, en proie aux mouvements du connaître et du

  1. Je ne suis même pas bien sûr que, du pithécanthrope à l’homme de la Chapelle-aux-Saints, quelques intermédiaires n’aient savouré la jeune chair de leurs petits, comme l’habitude s’en est conservée chez des carnassiers et des rongeurs de nos jours, sans l’excuse de la faim. La fable de Kronos dévorant sa progéniture, jusqu’à susciter la ruse de Héra qui substitua une pierre à Zeus naissant, dénonce, peut-être, la persistance d’anciens souvenirs. Quand Abraham se prépare à immoler son fils sur l’ordre exprès de Jahveh, est-ce une atténuation du meurtre paternel que ce ne soit pas pour le manger ?