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Page:Colet - Lui, 1880.djvu/213

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et sachant perdre sans sourciller, cela m’aiguillonne : alors je joue comme je travaille, avec la fièvre, nerveusement et dans une sorte de volupté âpre. Ce soir-là, l’absorption du jeu me parut délicieuse ; elle me fit oublier jusqu’à Antonia : je jouais d’ailleurs avec une persistance de chance heureuse et de coups habiles qui semblaient tenir de la magie. Vers deux heures du matin, quand un domestique du consul vint avertir Leurs Seigneuries qu’elles étaient servies, j’avais gagné cent louis au noble Vénitien qui me faisait vis-à-vis. Je lui dis que je serais prêt à lui donner sa revanche en sortant de table. Il me répondit gaiement qu’après le vin de Chypre nous ne songerions plus qu’à dormir ; mais que si je voulais bien lui faire l’honneur de visiter un soir sa galerie de tableaux, il m’offrirait de recommencer la partie.

Nous étions à peu près trente hommes assis autour d’une table splendidement servie. Quoiqu’il n’y eût pas de femmes, on commença par parler d’elles. L’amour s’introduit partout où une fête se donne : quand il n’est pas en action, on se le raconte. Quelques jeunes gens firent le récit des dernières aventures galantes qu’ils avaient recueillies. Mais deux peintres et un poëte qui étaient là élevèrent bientôt la conversation jusqu’à l’art, cet amour idéal des grandes âmes. L’un d’eux s’écria : « L’art est d’ailleurs pour nous une question de patriotisme : que serait l’Italie moderne sans la poésie, la peinture et la musique ? Notre gloire à nous c’est la Renaissance et les génies épars qui