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— J’ai faim ! j’ai grand faim !

C’était l’ombre flétrie d’une riante et fraîche grisette que j’avais aimée autrefois durant quelques jours, et dont j’ai écrit le portrait en vers et en prose. J’ignorais depuis plusieurs années ce qu’elle était devenue ; sans doute, pensais-je, elle est morte, et je tombai dans un rêve qui me fit entièrement oublier que j’étais à table célébrant une fête de famille. Une de mes parentes placée à côté de moi me reprocha en riant ma distraction : je tressaillis comme si j’étais sorti d’un rêve, et j’essayai de manger ; mais la fourchette tomba de nouveau de ma main enlevée par une force électrique, et la voix murmura plus lugubre :

— J’ai faim ! j’ai bien faim !

Je me levai de table sous prétexte d’un malaise subit, et je passai dans ma chambre en demandant qu’on m’y laissât reposer seul quelques heures. L’ombre et la voix me suivirent, et, ne pouvant me débarrasser de leur obsession, je me décidai à sortir pour me mettre à la recherche de ma pauvre grisette qui poussait vers moi ce cri de détresse ; je montai en voiture et j’allai la demander dans la maison où je l’avais connue ; elle n’y demeurait plus ; mais après plusieurs indications de portiers et de commères, je finis par découvrir son nouveau logement. Tandis que je la cherchais ainsi dans tout le quartier latin, l’ombre et la voix m’accompagnaient toujours ; impatient et troublé, je disais au cocher de précipiter sa course vers le quai de l’École, où ma petite ouvrière habitait ; mais tout