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à coup l’ombre me quitta et la voix se tut. Ce phénomène m’annonçait un changement de situation dans la destinée de ma grisette. Quand j’arrivai sur le quai de l’École, je me mis à considérer une maison haute, noire et délabrée ; je marchais dans l’obscurité ; il était plus de dix heures du soir, et ce quartier était alors fort mal éclairé ; la seule maison qui rayonnait un peu dans ces ténèbres avait au rez-de-chaussée une boutique de rôtisseur, dont la cheminée flamboyante projetait sur la rue des lueurs de forge ; poulets, dindons et poissons frits s’étalaient en monceaux sur la devanture. Ce voisinage était comme un défi permanent à la faim de ma pauvre grisette.

— Que de fois, me dis-je, elle a dû envier en passant ces mets hyperboliques ; que de fois leur odeur nauséabonde a dû lui paraître délectable !

J’entrai dans la boutique et j’ordonnai au rôtisseur d’envoyer sa plus belle volaille, une friture de goujons, du bon vin et du pain chez Mlle Suzette.

— Je sais, me répondit-il, à gauche, à deux maisons d’ici, au cinquième, la porte au fond du couloir.

Cette réponse me rassura ; il était évident que ma grisette ne se mourait pas tous les jours de faim, puisque le rôtisseur la connaissait si bien. Je montai d’un pas plus content le raide et sombre escalier qui conduisait à la mansarde de la pauvre fille, et, en approchant, j’entendis sa voix qui répétait le refrain d’une chanson joyeuse qu’elle chantait déjà au temps où je la connaissais. Cette fois-ci, me dis-je, l’ombre qui m’est