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moustaches du jeune homme. — Non, reprit-on, un dilettante. — Un voyageur autour du monde, dit un autre. — Un furieux, un fou, ajouta un troisième en s’éloignant. — Peut-être pas si fou qu’on le pense, dit le premier qui avait parlé ; mais qui peut savoir la vérité ?… — C’est une histoire singulière et que nul que lui ne peut raconter. »

Le Français, frappé profondément de l’aspect de Valterna, céda à un sentiment d’intérêt irrésistible en poursuivant ses questions. Les uns lui dirent que c’était l’amant disgracié de la cantatrice Gina, d’autres que c’était l’amant heureux de la duchesse de R**. — Écoutez, lui dit-on, si vous êtes curieux de le connaître, essayez de le faire parler ; peut-être vous montrera-t-il plus de confiance qu’à un ancien ami, peut-être aussi vous tournera-t-il le dos sans vous répondre ; car il est bizarre, inégal, inexplicable, mais il n’est pas méchant. Avant sa folie c’était un grand cœur. Allez, parlez-lui de Gina. Si une fois vous le mettez en train de raconter, il vous dira beaucoup ; mais on ne peut que médiocrement se fier à ses récits, car il ne sait pas toujours lui-même ce qu’il doit penser de sa vie. »

Le Français s’assit à la même table que Valterna : c’est alors seulement qu’il crut ne pas contempler ses traits pour la première fois. Il se demanda à quelle époque de sa vie le vague souvenir de cet homme devait le reporter, lorsque celui-ci, avec autant d’assurance que s’il l’eût quitté la veille, se jeta dans ses bras en l’appelant son ami, son camarade, son cher Numa. À ce nom, le Français tressaillit ; il crut se retrouver enfant au collège de Montpellier, et serra contre sa poitrine un ancien compagnon dont la figure et le nom s’étaient presque effacés de sa mémoire, mais dont le caractère enthousiaste et sombre marquait comme un trait ineffaçable dans la vie de ceux qui l’avaient une fois rencontré.

« Vous me voyez bien changé, dit-il à son ami après ces premières effusions délicieuses pour deux cœurs qui trouvent l’un dans l’autre le témoignage d’un bonheur perdu ; le chagrin et la maladie m’ont vieilli plus que les années. »

Numa l’interrogea avec cette réserve délicate qui inspire la confiance sans l’exiger. « Gina ! répondit le Véronais ; et un sourire infernal sillonna sa bouche flétrie. Gina ! c’est toute mon histoire. — Quelle est donc cette Gina dont le nom trouve ici tant d’échos ? dit le Français. — Vous ne le savez pas ? dit Valterna avec amertume, c’est la duchesse de R**. »

Numa fit un mouvement de surprise. « Oui, reprit Valterna, la femme du duc de R**, votre compatriote. N’avez-vous pas entendu dire qu’il s’était marié ici avec une chanteuse ? — Il est vrai ; je m’en souviens à présent. — Gina ! pauvre Ginetta ! dit le Véronais ; on a vanté son bonheur, elle fut seule à ne pas y croire. Certes elle pourrait dire tout ce qu’il y a de maux vivants sous l’éclat des richesses… Elle était si belle autrefois, jeune fille chantant chaque soir sur le théâtre de Vérone, puisant le bonheur et la vie dans les applaudissements d’un public qu’elle enivrait de sa voix magique, et qui l’épuisait à son tour des transports de son enthousiasme ; jeune fille si belle à voir et si ravissante à entendre, qu’on ne pouvait la voir et l’entendre à la fois ! Oh ! si vous l’aviez vue paraître, froide d’abord et belle comme une statue antique, absorbant dans son regard toute une foule muette et pâlissante ! si vous aviez vu ses narines se gonfler, ses lèvres frémir, son sein s’agiter aux premiers accords ! puis comme tout à coup sa voix, sortant à flots harmonieux, coulait douce et sonore, ou éclatait forte et passionnée ! Voix du ciel, voix de l’enfer, remuant tous les cœurs, vibrant dans toutes les âmes, les rafraîchissant de suaves mélodies ou les torturant sans pitié d’accents cruels et déchirants ! Moi, je l’ai vue, cette femme, comme un lutteur épuisé de sa victoire, s’arrêter, les bras pendants, les yeux éteints, et l’on eut pu entendre son haleine embrasée s’échapper inégale et pressée de sa gorge haletante ; et la foule était là sans force, sans voix, osant à peine aspirer l’air… Puis c’était comme un rêve dont on sortait par un coup de tonnerre ; il n’y avait qu’un seul cri, qu’un seul enthousiasme, et la jeune fille souriait ; ses mains tremblantes se croisaient sur sa poitrine,