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et des larmes de bonheur brillaient à ses cils abaissés. »

Valterna laissa tomber sa tête sur son sein.

« Vous l’aimez ! dit le Français en lui pressant la main avec un sentiment d’affection sympathique.

— Oui, elle était ma vie, répondit le jeune homme. La voir et l’entendre, c’était toute ma joie. Avant elle mes jours coulaient tristes et nonchalants, j’existais sans passions, sans tourments, sans désirs : je la vis, je l’entendis, et mes jours se passèrent à désirer le soir, et le soir je sentis à mes larmes que j’étais né pour le bonheur. Les autres l’admiraient, je la bénissais en secret ; ils avaient pour elle l’enthousiasme, pour elle mon âme avait un culte ; elle n’était que le soir de leurs jours, elle était mes jours tout entiers. Oh ! vous ne savez pas ce que c’est que cette existence fade et monotone à laquelle on se laisse aller, vide d’émotions, de sourires et de peines. C’était mon existence à moi, et Gina m’apparut, bienfait et bénédiction ! ma vie s’alluma à son regard, et mon âme engourdie se réveilla aux accents enchanteurs de sa voix. Le croirez-vous ? Jamais ma main n’avait pressé la sienne, je croyais que mon regard n’avait jamais arrêté le sien ; mais elle m’avait donné les émotions qui enivrent et qui tuent ; elle devint un besoin pour moi. Il fallut que chaque soir me rendit le bonheur de la veille. C’était comme une religion que je portais dans mon cœur, une religion à laquelle je vouais la vie qu’elle m’avait donnée. Gina m’avait-elle remarqué ? le bruit de mon admiration fanatique était-il parvenu jusqu’à elle ? son âme d’artiste, son âme enthousiaste et neuve avait-elle rêvé quelquefois à celle qui lui devait ses joies et ses délices ? Je l’ignorai longtemps : mais, étrange bizarrerie de ma destinée ! j’étais heureux, je me disais que l’amour de la gloire remplissait sa vie tout entière et qu’il n’y avait plus en elle de place pour les autres passions. Elle pleurait aux applaudissements d’une foule idolâtre, elle riait à une parole d’amour ; je n’avais donc pas de rival à craindre. Après le bonheur de l’aimer il n’y avait rien de plus enivrant que le bonheur d’être aimé d’elle, je n’y croyais pas, et, persuadé qu’elle dépensait tout son cœur dans ses chants, qu’elle le jetait tout entier sur la scène, je puisais dans l’activité qu’elle avait fait éclore en moi le sentiment exquis et pur d’une félicité sans mélange. Après vous avoir dit mes premières joies sur la terre, je ne vous parlerai ni du bruit que fit dans Vérone mon amour romanesque pour Gina ni des étranges commentaires que chacun hasarda sur mon compte. Le vulgaire ne comprendra jamais ce qui tranche hardiment avec le commun de la vie ; et, comme pour se venger de ne pouvoir comprendre, il s’en rit comme d’une sottise ou s’en étonne comme d’une folie.

« Cependant deux seigneurs étrangers voyageant par manie et s’ennuyant partout, arrivèrent à Vérone. Le plus jeune, le comte de C**, fat par principes, sceptique par ton, doutant de tout, excepté de sa beauté et de ses moyens de séduction ; le plus vieux, le duc de R**, profondément égoïste, saturé de plaisirs, prêt à tout faire, à tout sacrifier pour colorer un peu la vie pâle et morne qu’il promenait depuis dix ans.

» Il n’était bruit alors que de la prima dona. Ne pouvant la partager, les deux seigneurs la tirèrent au sort. Elle échut au duc de R**. Gina se rit et du duc et du sort. Le duc amusa tout Vérone. Son amour-propre fut cruellement blessé. — Je l’aurai ! s’écria-t-il un matin. Le soir elle était à lui ; Gina était duchesse.

» Ne me demandez pas les raisons qui la déterminèrent à échanger son bonheur contre un titre et de l’opulence : je les ai toujours ignorées. Pensa-t-elle s’élever plus haut dans l’opinion en joignant un faux éclat à tant d’éclat solide et réel dont l’entourait son talent ? Eut-elle la faiblesse de se croire au-dessous de ces femmes qui l’applaudissaient tout haut et qui l’enviaient en secret ? Hélas ! elle était plus qu’elles toutes ; elle préféra devenir la dernière d’entre elles.

» Vérone perdit ses soirées de délices. Une fièvre brûlante s’empara de moi, et je n’échappai à la tombe que pour me sentir agité de tous les tourments de l’enfer. Le barbare ! il avait désenchanté ma vie ; et cette femme que j’idolâtrais, cette femme que j’avais respectée jusque dans mes rêves les plus doux, elle était à lui, il l’avait à lui seul ; je voulus mourir.

» Je n’eus pas même la consolation de la savoir heureuse pour adoucir la douleur qui consumait mes jours. Pauvre Gina ! la plante qui croît sur la montagne périt à l’ombre des vallons. Son mariage fut splendide et triste. On enviait le bonheur de Gina ; elle s’y laissa traîner en tremblant. Dès le premier jour elle se sentit à l’étroit dans cette destinée nouvelle. Adieu cette vie d’artiste si pleine et si brûlante ; adieu les agitations du théâtre, les enivrements de la gloire ! Vint le positif de la vie, froid et sec comme le cœur du riche ; celui de Gina s’y brisa. Pauvre femme ! le luxe et l’opulence ne lui allaient pas ; il fallait à ses larges poumons un air et plus âpre et plus libre. Ses joues se cavèrent, et ses grands yeux bleus se marbrèrent de noir. Triste sans chagrin, on la vit d’abord joyeuse sans gaieté. Si le soir, dans ses salons brillants qui réunissaient toute la noblesse de Vérone, elle s’abandonnait à la verve de son talent, si elle retrouvait ses brûlantes inspirations, vous eussiez vu ses joues se colorer, ses yeux s’animer, quelque chose d’inspiré briller dans ses regards. Qu’elle était belle encore ! On l’entourait alors, on la complimentait, mais son regard s’éteignait tout à coup, et sa tête s’affaissait tristement sur son sein. Ce n’étaient plus cette extase