Page:Collins - La Pierre de lune, 1898, tome 1.djvu/138

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La cuisinière fut la première à passer devant la cour de justice, autrement dit, ma chambre. Rapport fait en sortant : « Le sergent Cuff a une tendance aux idées noires, mais c’est un parfait gentleman. » La femme de chambre de milady suivit, et resta beaucoup plus longtemps ; impression de ladite personne : « Si le sergent Cuff n’a pas confiance dans la parole d’une honnête femme, il pourrait au moins garder son opinion pour lui ! » Pénélope vint après ; rapport : « Le sergent est bien à plaindre, père ; il a dû dans sa jeunesse souffrir d’un amour contrarié. »

La première housemaid succéda à Pénélope, elle sortit après une longue entrevue en m’apostrophant ainsi : « Je ne suis pas entrée au service de milady, monsieur Betteredge, pour m’entendre donner un démenti en face par un homme qui n’est qu’un officier de police, après tout ! » Ce fut le tour de Rosanna Spearman. Celle-ci demeura plus longtemps avec lui qu’aucune autre, elle ne dit pas un mot lorsqu’elle revint, mais elle avait les lèvres pâles comme celles d’une morte.

Samuel le valet de pied entra après elle, et fut retenu une ou deux minutes ; il communiqua ses impressions en ces termes : « Qui que ce soit qui cire les bottes de M. Cuff, il devrait avoir honte de lui-même. »

La dernière à passer au tribunal fut Nancy la fille de cuisine ; elle ne resta qu’une minute ; rapport : « Le sergent Cuff montre du cœur ; ce n’est pas lui, monsieur Betteredge, qui ferait des plaisanteries déplacées sur une pauvre fille surmenée d’ouvrage. »

Quand ce défilé eut cessé, j’entrai à mon tour dans la cour de justice pour savoir si je pouvais rendre quelque service. Je trouvai le sergent tout à ses manies, regardant par la fenêtre et chantonnant la Dernière Rose d’Été.

« Avez-vous fait quelques découvertes, monsieur ? demandai-je.

— Si Rosanna Spearman demande à sortir, dit le sergent, laissez-la faire, mais que j’en sois instruit. »

J’aurais aussi bien fait de retenir ma langue sur le compte de Rosanna et de M. Franklin ! Il était clair que cette pauvre fille était devenue victime de la méfiance du sergent, malgré tous mes efforts pour l’en garantir.