Page:Collins - La Pierre de lune, 1898, tome 1.djvu/34

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voulez consoler une femme qui pleure, prenez-la sur vos genoux. Ce moyen ne manque presque jamais son effet. Je songeai bien à cette méthode, mais vrai, là, Rosanna n’était pas Nancy ! Je lui dis alors : « Voyons, mon enfant, pourquoi vous désolez-vous ainsi ? — Je pleure les années passées, monsieur Betteredge, repartit doucement Rosanna ; ma vie d’autrefois revient si souvent à ma mémoire ! — Allons, allons, ma bonne fille, repris-je, votre vie passée est effacée : pourquoi vous obstiner à y songer ? »

Elle prit un des revers de mon habit entre ses mains ; je suis un vieillard un peu négligé dans ma mise, et souvent je donne à boire ou à manger à mes vêtements. L’une ou l’autre des femmes nettoie mes taches ; or, justement la veille Rosanna s’était chargée d’enlever une tache de graisse avec une nouvelle composition trop vantée. La graisse avait disparu, mais la tache se voyait, bien que légère. Rosanna me la montra du doigt en secouant la tête. « La tache a été enlevée, dit-elle, mais la trace se voit, monsieur Betteredge ! »

Une remarque si concluante laissait peu de chose à répondre ; d’ailleurs mon silence s’augmentait en voyant l’expression des yeux bruns de Rosanna, le seul de ses traits qui fût réellement agréable ; leur regard me rendait indulgent envers cette pauvre créature, qui semblait se dire que ma vieillesse heureuse et l’estime qu’on m’accordait ne seraient jamais son lot. Me sentant peu habile à la consoler, je pris le parti de l’engager à venir dîner.

« Aidez-moi à me soulever, lui dis-je, vous êtes en retard pour le dîner, et j’étais venu pour vous chercher. — Vous, monsieur Betteredge, répondit-elle ! — On avait envoyé Nancy près de vous, répliquai-je, mais j’ai pensé, ma chère, que vous aimeriez peut-être mieux subir ma remontrance que la sienne. »

Au lieu de m’aider à me lever, la pauvre femme prit timidement ma main, et la pressa ; elle fit de son mieux pour ne pas pleurer, et y réussit, ce dont je lui sus gré. « Vous êtes bien bon, monsieur Betteredge, fit-elle ; je ne me soucie pas de dîner aujourd’hui, laissez-moi rester encore un moment ici. — Qu’est-ce qui vous plaît ici, demandai-je, et que trouvez-vous donc d’attrayant dans cet éternel but de prome-