Page:Collins - La Pierre de lune, 1898, tome 1.djvu/35

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nade ? — Quelque chose m’attire là, dit Rosanna, désignant les sinuosités des Sables ; je tâche de m’en défendre, et je ne puis. Parfois, ajouta-t-elle à voix basse, et comme effrayée de ses pensées, parfois, monsieur Betteredge, je crois que ma tombe m’attend ici.

— Allez donc dîner, lui dis-je, c’est le rôti de mouton et le pudding qui vous attendent là-bas ; voilà les belles idées, Rosanna, qui sortent d’un estomac vide ! » Je parlais sévèrement, car je m’indignais, à mon âge, qu’une jeune femme de vingt-cinq ans parlât de sa fin comme prochaine !

Elle ne parut pas m’entendre ; sous l’empire d’une sorte de rêverie, Rosanna mit sa main sur mon épaule, et me contraignit à rester assis près d’elle.

« Je crois que ce lieu, poursuivit-elle, a une étrange influence sur moi. J’en rêve toutes les nuits ; j’y pense lorsque je travaille. Vous savez, monsieur Betteredge, si je suis reconnaissante envers Milady et envers vous, si j’ai cherché à me montrer digne de votre estime. Eh bien, je me demande si cette vie n’est pas trop douce, trop unie pour une femme comme moi, après tout ce que j’ai traversé !

« Je me sens plus isolée au milieu des domestiques, me sachant si différente d’eux, que lorsque je suis seule ici. Milady ne peut le deviner, la directrice du Refuge ne soupçonne pas tout ce que la vue d’honnêtes gens contient de reproches pour une créature tombée. Ne me grondez pas, là, vous serez bien bon. Je fais bien mon ouvrage, n’est-ce pas ? Je vous en prie, ne dites pas à Milady que je me déplais ici ; cela n’est pas. Mon esprit est troublé, voilà tout. »

Tout à coup sa main quitta mon épaule, et elle montra d’un geste rapide le sable mouvant. « Voyez, s’écria-t-elle, n’est-ce pas bien étrange ? J’ai vu cela cent fois, et le spectacle en est aussi nouveau pour moi qu’au premier jour ! »

Je regardai ce qu’elle me désignait.

La marée montait, et le sable commençait à frémir. Sa large et sombre étendue se souleva lentement, puis se rida et enfin se mit à trembler. « Savez-vous ce que cela me représente, dit Rosanna, qui me ressaisit par le bras ? Il me semble voir des milliers d’infortunés, suffoquant sous le sable, cherchant à remonter, et s’enfonçant de plus en plus dans l’abîme ! Jetez-y une pierre, monsieur Betteredge, jetez-la,