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sauvegarder sa vie et son prétendu joyau, tout homme ayant son bon sens n’avait qu’à s’adresser à la police et à ne pas oublier qu’il vivait en plein XIXe siècle !

« Le colonel avait depuis des années la réputation d’un mangeur d’opium ; son rêve était un des résultats de ce vice. Mais si le seul moyen d’obtenir d’importants papiers était de se prêter à cette fantaisie, mon père en acceptait volontiers le ridicule, d’autant plus que sa responsabilité ne serait vraiment engagée en rien. Le diamant, avec ses instructions bien cachetées, fut donc transporté dans la caisse de son banquier, et les lettres périodiques du colonel furent ouvertes par l’avocat de la famille, M. Bruff, représentant mon père. Il est clair que toute personne sensée eût agi de même dans cette occasion. Rien en ce monde, Betteredge, ne nous semble devoir exister que si notre infime expérience admet le fait, et nous ne croyons à la réalité d’un roman que s’il est imprimé en toutes lettres dans une gazette ! »

Il ressortait évidemment de cette réflexion que M. Franklin trouvait téméraire et faux le jugement porté par son père sur le colonel !

« Quelle opinion vous êtes-vous faite, monsieur, sur cette affaire ? lui dis-je.

— Terminons d’abord l’histoire du colonel, me répondit M. Franklin. L’esprit anglais, mon cher Betteredge, pèche singulièrement par l’absence de système, et votre question, mon ami, en est une nouvelle preuve. Lorsque nous ne construisons pas des machines, nous sommes, intellectuellement parlant, le peuple le moins ordonné de l’univers.

— Voilà, me dis-je intérieurement, le bon résultat d’une éducation étrangère ; c’est sans doute en France qu’on lui aura appris à nous railler ainsi. »

M. Franklin reprit le fil interrompu de sa narration et poursuivit en ces termes :

« Mon père reçut les papiers désirés, et jamais il ne revit son beau-frère depuis ce moment. Chaque année, les lettres arrivaient au jour convenu et étaient ouvertes par M. Bruff.

« J’ai vu le paquet de ces lettres, toutes uniformément de la même teneur et d’un style d’affaires : « Monsieur, celle-ci est pour certifier que je suis encore en vie. Laissez le diamant en paix. John Herncastle. » Il ne variait jamais sa for-