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vôtre, Betteredge, et également admissible au point de vue subjectif. Je crois l’une aussi plausible que l’autre. »

Ayant résolu nos difficultés d’une façon aussi satisfaisante pour chacun, M. Franklin parut croire qu’il n’y avait plus rien à lui demander. Il s’étendit sur le sable, et manifesta le désir de savoir ce qui restait à faire.

Il s’était montré si fin et si intelligent dans toute cette affaire (avant d’adopter le jargon étranger), et il avait si bien pris la haute main dans la direction de notre conversation, que je fus frappé de surprise en le voyant soudain changer de rôle et faire appel à mon aide. Plus tard seulement, j’appris par miss Rachel, qui fut la première à le remarquer, que ces brusques variations étaient chez M. Franklin une suite de son éducation étrangère. À l’âge où nous recevons nos impressions des autres, où nous sommes plutôt un reflet qu’une personnalité, cet enfant, envoyé à l’étranger, ballotté d’une nation à une autre, n’avait pas eu le temps d’acquérir une manière d’être définitive. Le résultat fut qu’il rapporta du continent un caractère fait de mille nuances diverses et toutes plus ou moins discordantes, si bien qu’il semblait passer sa vie dans un état de perpétuelle contradiction avec lui-même.

Tantôt il était plein d’activité, tantôt la paresse le dominait ; parfois ses idées pouvaient être claires et sûres, parfois elles étaient brumeuses ; il se montrait un modèle de décision, puis il offrait le spectacle de l’impuissance ; bref, il réunissait en lui l’humeur française, l’humeur allemande, l’humeur italienne, et, brochant sur le tout, le fond anglais reparaissait toujours à point nommé comme pour dire : « Me voici étrangement travesti, ainsi que vous le voyez, mais pourtant il reste encore quelque chose de moi. »

Miss Rachel prétendait que c’était le côté italien qui prédominait, dans les moments où il affectait un laisser-aller complet et vous demandait de la façon la plus indolente d’assumer tout le fardeau de la responsabilité sur vos propres épaules. Je pense que nous pouvons dire, sans être taxés d’injustice, qu’en ce moment c’était le côté italien du caractère qui se manifestait.

« N’est-ce pas à vous, monsieur, repris-je, de savoir ce qu’il va falloir faire ? à coup sûr, cela ne me regarde pas. »