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ÉLOGE DE M. D’ALEMBERT.


fit suivre des leçons de mathématiques ; mais bientôt on s’aperçut qu’il avait pris pour ces sciences une passion qui décida du sort de sa vie. En vain ses maîtres cherchèrent à l’en détourner, en lui annonçant que cette étude lui dessécherait le cœur (ils ne sentaient pas sans doute toute la force de l’aveu que renferme cette expression) : M. D’Alembert fut moins docile que Pascal ; jamais on ne put lui faire regarder l’amour un peu exclusif des vérités certaines et claires comme une erreur dangereuse, ou comme un penchant de la nature corrompue.

En sortant du collège, il jeta un coup d’œil sur le monde, il s’y trouva seul, et courut chercher un asile auprès de sa nourrice ; l’idée consolante que sa fortune, toute médiocre qu’elle était, répandrait un peu d’aisance dans cette famille, la seule qu’il pût regarder comme la sienne, était encore pour lui un motif puissant. Il y vécut près de quarante années, conservant toujours la même simplicité, ne laissant apercevoir l’augmentation de son revenu que par celle de ses bienfaits ; ne voyant, dans la grossièreté des manières de ceux avec lesquels il vivait, qu’un sujet d’observations plaisantes ou philosophiques, et cachant tellement sa célébrité et sa gloire, que sa nourrice, qui l’aimait comme un fils, qui était touchée de sa reconnaissance et de ses soins, ne s’aperçut jamais qu’il fût un grand homme. Son activité pour l’étude dont elle était témoin, ses nombreux ouvrages dont elle entendait parler, n’excitaient ni son admiration, ni le juste orgueil qu’elle aurait pu ressentir, mais plutôt une sorte de com-