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ÉLOGE DE M. D’ALEMBERT.


passion : Vous ne serez jamais qu’un philosophe, lui disait-elle ; et qu’est-ce qu’un philosophe ? C’est un fou qui se tourmente pendant sa vie, pour qu’on parle de lui lorsqu’il n'y sera plus.

Dans cette maison, M. D’Alembert s’occupait presque uniquement de géométrie, achetant quelques livres, allant chercher dans les bibliothèques publiques ceux qu’il ne pouvait acheter : souvent il se présentait à lui des vues nouvelles, il les suivait, il goûtait déjà le plaisir de faire des découvertes ; mais ce plaisir était court, il consultait les livres, et voyait, avec un sentiment un peu pénible, que ce qu’il croyait avoir trouvé le premier était déjà connu : alors il se persuada que la nature lui avait refusé le génie, qu’il devait se borner à savoir ce que les autres auraient découvert, et il se résigna sans peine à cette destinée ; il sentait que le plaisir d’étudier, même sans la gloire, suffirait encore à son bonheur. Cette anecdote, que nous tenons de lui-même, nous paraît un fait moral bien précieux ; il est rare de pouvoir observer le cœur humain si près de sa pureté naturelle, et avant que l’amour-propre l’ait corrompu.

Cependant, on fit apercevoir à M. D’Alembert qu’avec une pension de douze cents livres, on n’était pas assez riche pour renoncer aux moyens d’augmenter son aisance ; on lui fit sentir la nécessité de prendre un état, car celui de géomètre n’en est pas un, et même les places où les connaissances mathématiques sont nécessaires ne donnent pas cette heureuse indépendance que le jurisconsulte et le