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Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/167

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rencontrâmes dans « notre parloir », comme ces messieurs nommaient la pièce qui donnait sur le magasin. Jim qui revenait d’accoster un navire, arriva vers moi la tête baissée et tout prêt à la lutte. « Qu’avez-vous à dire pour votre défense ? » commençai-je, dès que nous nous fûmes serré la main. – « Ce que je vous ai écrit, rien de plus », répondit-il, d’un ton bourru. – « Est-ce que l’autre a bavardé, ou quoi ? » insistai-je. Il releva les yeux avec un sourire douloureux. – « Oh non, il n’a rien dit. Il avait fait une sorte de mystère entre nous. Il prenait une maudite mine de discrétion dès qu’il m’apercevait dans le moulin, et clignait de l’œil, d’un air respectueux de mon côté, comme pour dire : – « Nous savons ce que nous savons… » Ignoblement servile et familier… vous voyez cela !… » Il se jeta sur une chaise en regardant ses pieds. « Un jour où, par hasard, nous nous trouvions seuls, ce drôle eut l’aplomb de me dire : « Eh bien, M. James… » on m’appelait M. James, là-bas, comme si j’avais été le fils de la maison, « eh bien, M. James, nous voici une fois encore ensemble. On est mieux ici que sur le vieux bateau, hein ? » N’était-ce pas odieux ? Je le regardai et il prit un air entendu. – « Ne craignez rien, Monsieur », fit-il ; « je sais reconnaître un gentleman lorsque j’en rencontre un, et je comprends aussi les sentiments d’un gentleman. Mais j’espère bien que vous allez me faire garder ici. Moi aussi, j’ai eu de mauvais jours sur ce sacré vieux chaudron de Patna… » Par Jupiter, c’était affreux ! Je ne sais ce que j’aurais pu dire ou faire, si je n’avais, à ce moment même, entendu M. Denver m’appeler dans le couloir. C’était l’heure du repas, et je dus traverser la cour et le jardin à côté de lui, jusqu’au bungalow. Il se mit à me blaguer, avec sa cordialité habituelle… Je crois qu’il m’aimait bien… »

« Jim resta un instant silencieux.

– « Je suis sûr qu’il m’aimait bien. Et c’est justement ce qui rendait la chose impossible !… Un homme si admirable !… Ce matin-là, il m’avait glissé la main sous le bras… Lui aussi il était familier avec moi… » Il eut un rire bref et laissa retomber son menton sur sa poitrine. « Pouah !… En me rappelant la façon dont cette sale petite bête venait de me parler… », reprit-il, tout à coup, avec un accent vibrant… « je n’ai plus pu me supporter moi-même… Je suppose que vous