Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/168

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comprenez… » J’acquiesçai d’un signe de tête. « C’était un véritable père », s’écria-t-il, d’une voix soudain brisée. « … Il aurait fallu que je lui raconte tout, un jour ou l’autre. Je ne pouvais pas rester comme cela, n’est-ce pas ? » – « Mais alors ? » murmurai-je, après un instant d’attente. – « J’ai préféré partir ! » fit-il lentement. « Il faut enterrer cette affaire-là. »

« On entendait dans le magasin Blake injurier Egström d’une voix perçante et hargneuse. Ils étaient associés depuis nombre d’années, et tous les jours, de l’ouverture des portes à la dernière minute précédant la clôture, Blake, un petit homme aux luisants cheveux de jais et aux yeux saillants et tristes, ne cessait de prendre son associé à partie avec une sorte de fureur pleurarde et malfaisante. Le bruit de ces scènes éternelles faisait partie de l’établissement au même titre que le mobilier ; les étrangers mêmes apprenaient bien vite à n’y plus faire attention, si ce n’est pour grommeler parfois un : – « Peste soit de l’homme ! » ou pour se lever brusquement et pour aller fermer la porte du « parloir ». Quant à Egström, un grand Scandinave efflanqué à allure affairée et à immenses favoris blonds, il continuait à donner ses ordres, à vérifier des colis, à établir des factures ou à écrire des lettres, debout devant son bureau, sans se plus soucier apparemment de ce vacarme que s’il eût été sourd comme un pot. De temps en temps, pourtant, il lançait, d’un air excédé, un « Chut ! » machinal, qui ne produisait pas plus d’effet qu’il n’en attendait. – « On est gentil pour moi, ici », me dit Jim. « Blake est un peu mufle, mais Egström est très chic. » Il se leva vivement pour marcher à grands pas vers une lunette à trépied, braquée sur la rade, à travers la fenêtre. Il y appliqua l’œil. – « Voici un bateau qui était resté toute la matinée en panne », fit-il doucement. « Il vient d’attraper un peu de vent et va entrer au port. Il faut que j’aille à bord. » Nous nous serrâmes la main en silence et il me tourna le dos pour quitter la pièce. – « Jim ! » criai-je. La main sur le bouton de la porte, il se retourna. – « Vous… vous avez sacrifié une véritable fortune ! » Il traversa toute la longueur du parloir, pour revenir vers moi. – « Un si admirable vieillard ! » fit-il. « Comment aurais-je pu… ? Comment aurais-je pu… ? » Ses lèvres se crispèrent. « Ici, cela n’a pas d’importance… » – « Oh ! espèce de… de… » commençai-je