Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/180

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

cela seulement, ne le sentez-vous pas, qui m’a attiré vers vous : ce n’est pas, naturellement, ce que le monde entier sait de vous, mais justement ce qu’il ignore en général. J’ai été irrésistiblement attiré, ou si vous voulez mené, saisi, plutôt forcé, poussé… oui poussé… » répéta Razumov à voix haute ; puis il se tut, comme s’il avait été frappé par la résonnance creuse du mot « poussé » dans l’étendue des couloirs nus, et du grand vestibule vide.

Pierre Ivanovitch ne laissa paraître aucune émotion. Le jeune homme ne put retenir un rire sec et contraint, devant le grand féministe, qui restait impassible, avec un air de supériorité tranquille et simple.

« Maudit individu ! » se dit Razumov ; « il attend, derrière ses lunettes, de me voir me trahir ». Puis, à haute voix, et cédant à la joie satanique de témoigner son dédain pour la gloire du grand homme :

« Ah ! Pierre Ivanovitch, si vous saviez la force qui m’attirait, non qui me poussait vers vous ! La force irrésistible ! »

Il ne se sentait plus aucune envie de rire, cette fois. Pierre Ivanovitch pencha légèrement la tête de côté, avec un air ironique qui semblait dire : « Croyez-vous que je ne le sache pas ? » Ce mouvement expressif fut à peine perceptible. Razumov poursuivit avec un intime besoin de raillerie secrète :

« Vous avez essayé de me déchiffrer, tous ces jours-ci, Pierre Ivanovitch. C’est chose naturelle ; je m’en suis aperçu et me suis montré franc. Vous avez pu ne pas me trouver très expansif, mais avec un homme comme vous, les expansions sont superflues et pourraient prendre un air d’impertinence. D’ailleurs, nous autres Russes, ne sommes que trop portés en général au bavardage. Je m’en suis toujours rendu compte. Et pourtant, la nation que nous formons est muette. Je vous assure qu’il ne m’arrivera plus de vous en dire autant, ha ! ha ! »…

Toujours sur la seconde marche de l’escalier, Razumov se rapprocha légèrement du grand homme.

« Vous avez apporté, dans nos relations, une grande condescendance. J’ai bien compris que c’était un encouragement. Rendez-moi cette justice, que je n’ai rien fait pour vous plaire. J’ai été attiré, poussé, ou plutôt envoyé… oui… disons, envoyé, vers vous, pour une œuvre que seul, je puis accomplir. Voyez là, si vous voulez, une illusion inoffensive, une illusion ridicule, dont vous ne vous donnez même pas la peine de sourire. Il est absurde à moi de parler ainsi, et pourtant