Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/261

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« Cette femme était Sophia Antonovna ; vous la connaissez ? »

« Oui, j’ai entendu parler d’elle ; c’est la fameuse… ? »

« Elle-même. Il paraît qu’après notre sortie Pierre Ivanovitch leur a conté le motif de ma visite. C’est pour cela qu’elle a couru après moi. Elle m’a dit son nom, en ajoutant : « Vous êtes la sœur d’un brave, dont le souvenir restera vivant. Vous pourrez voir des temps meilleurs. » Je lui ai répondu que j’espérais voir un temps où tout ceci serait oublié, dût l’être aussi le nom de mon frère ! Quelque chose me poussait, semble-t-il, à parler ainsi, et vous devez me comprendre ? »

« Certes », dis-je, « vous pensez à l’ère de concorde et de justice ? »

« Oui ! Il y a trop de haine et trop de vengeance dans notre tâche. Il faut l’accomplir pourtant ! C’est un sacrifice ; faisons-le le plus grand possible. La destruction est œuvre de colère. Que les tyrans et les exécuteurs tombent dans le même oubli,… et sachons ne nous souvenir que des constructeurs. »

« Sophia Antonovna est-elle d’accord avec vous sur ce point ? » demandai-je avec un certain scepticisme.

« Elle ne m’a dit que ces mots : « Il est bon pour vous de croire à l’amour ! Mais il me semble qu’elle m’a comprise. Puis elle m’a demandé si j’allais voir M. Razumov ce soir-même. J’ai répondu que j’espérais pouvoir l’amener tout de suite à la maison, pour répondre à l’impatience morbide de ma mère, si désireuse depuis qu’elle a connu sa présence à Genève, de savoir s’il pourrait lui dire quelque chose de Victor. C’était le seul ami de mon frère dont nous ayions jamais entendu parler… un ami très intime. Elle m’a dit : « Oh ! votre frère… oui !… Voulez-vous dire à M. Razumov que j’ai fait connaître en public l’histoire dont m’a avisée mon correspondant de Pétersbourg. Elle a trait à l’arrestation de votre frère », ajouta-t-elle. « Il a été trahi par un homme du peuple qui s’est pendu depuis. M. Razumov vous expliquera tout cela ; je lui ai conté la chose tout au long cet après-midi. Voulez-vous dire aussi à M. Razumov que Sophia Antonovna lui envoie son meilleur souvenir. Je dois partir demain matin, à la première heure… très loin ! »

Mlle Haldin ajouta, après un instant de silence :

« J’ai été si émue de cette nouvelle inattendue, que je n’ai pas pu vous parler avant… Un homme du peuple ! Oh notre pauvre peuple… »

Elle marchait lentement, la tête basse, comme si elle s’était sentie brusquement épuisée. Des fenêtres d’un bâtiment à terrasses et à balcons sortaient les échos d’une musique banale d’hôtel ; devant les