Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/262

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portes basses et pauvres du Casino, deux affiches rouges brillaient sous les lumières électriques, d’un éclat mesquin et provincial, et l’abandon des quais, l’aspect désert des rues avaient un air d’honorabilité hypocrite et d’inexprimable tristesse.

Je supposais que Mlle Haldin avait trouvé l’adresse cherchée et je me laissais guider par elle. Sur le pont du Mont Blanc, où semblaient perdues quelques silhouettes sombres, dans la vaste et longue perspective délimitée par les réverbères, elle me dit :

« Ce n’est pas très loin de chez nous ; je ne sais pas pourquoi j’en avais l’intuition. M. Razumov habite rue de Carouge, sans doute dans une de ces grandes maisons ouvrières récemment construites. »

Familière et confiante, elle prit mon bras, et accéléra le pas. Il y avait dans notre façon d’agir quelque chose de primitif et nous ne songions pas aux ressources de la civilisation ; un tramway nous dépassa ; une rangée de fiacres stationnaient près des grilles du jardin ; nous n’eûmes même pas l’idée d’user d’un de ces véhicules. La jeune fille était trop pressée peut-être et moi… je la sentais s’appuyer à mon bras avec confiance ! Comme nous montions la pente douce de la Corraterie, avec ses boutiques closes et ses fenêtres obscures (comme si toute la population commerçante l’avait désertée à la fin du jour), elle me dit, d’un ton interrogateur :

« Si je courais un instant, jeter un coup d’œil sur ma mère ?… cela ne serait pas un grand détour. »

Je l’en dissuadai ; si Mme Haldin espérait réellement voir Razumov ce soir, il aurait été peu sage à la jeune fille de revenir sans lui. Plus tôt nous pourrions mettre la main sur le jeune homme et l’amener à la mère pour calmer son agitation, mieux cela vaudrait. Mlle Haldin se rendit à mes raisons, et nous traversâmes en diagonale la place du Théâtre, dont le sol dallé prenait, sous la lumière électrique, un éclat gris bleu. Au centre, une statue équestre se dressait, solitaire et toute noire. En pénétrant dans la rue de Carouge, nous arrivions aux limites de la ville pour en aborder les faubourgs populaires. Des terrains vagues alternaient avec de hautes bâtisses neuves. Au coin d’une rue s’étalait dans la nuit un éventail de lumière crue, sortie par la large porte d’une boutique badigeonnée en blanc. On voyait de loin, contre les murs intérieurs, des rayons peu garnis, et dans un coin s’élevait un comptoir de bois peint en brun. C’était la maison que nous cherchions et que précédait la masse sombre d’une palissade en planches goudronnées. La bâtisse présentait un pan coupé très haut et grisâtre, fait d’une seule