Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/263

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rangée de fenêtres où n’apparaissait aucune lumière ; elle était couronnée par l’ombre lourde d’un toit en pente, débordant.

« Il faut nous renseigner dans la boutique », me dit Mlle Haldin. Un homme au teint blafard et aux maigres favoris, le cou entouré d’un col sale et d’une cravate élimée, posa son journal sur le comptoir nu et s’y appuya familièrement des deux coudes ; il nous répondit que le jeune homme en question était en effet son locataire du troisième, mais qu’il était sorti pour l’instant.

« Pour l’instant », répétai-je, après un regard vers Mlle Haldin. « Cela veut-il dire que vous pensiez le voir rentrer bientôt ? »

Très aimable, les yeux doux et les lèvres bienveillantes, il eut un léger sourire, comme pour dire qu’il était au courant de tout. M. Razumov, absent toute la journée, était rentré ce soir de bonne heure. Aussi le boutiquier avait-il été très surpris de le voir redescendre une demi-heure plus tard. M. Razumov avait dit, en accrochant sa clef au mur, qu’il sortait parce qu’il avait besoin d’air.

La tête entre les mains, l’homme continuait à nous sourire ; par-dessus le comptoir vide. De l’air ! de l’air !… Mais cela voulait-il dire que le jeune homme dût rester peu ou longtemps dehors, il était difficile de le savoir. Il faisait très lourd, ce soir, en effet.

Après un silence, il reprit, les yeux tournés vers la porte :

« L’orage va le ramener. »

« Vous croyez qu’il va y avoir de l’orage ? » demandai-je.

« Oh oui ! bien sûr ! »

Comme pour confirmer ces paroles, nous entendîmes un grondement sourd, très lointain.

Je consultai du regard Mlle Haldin et je vis dans ses yeux une telle répugnance à l’idée de renoncer à notre recherche, que je demandai au boutiquier, s’il voyait M. Razumov avant une demi-heure, de le prier de nous attendre dans le magasin. Nous y reviendrions nous-mêmes bientôt.

Il eût pour toute réponse un hochement de tête imperceptible, et Mlle Haldin exprima son approbation par son silence même. Nous descendîmes lentement la rue, en tournant le dos à la ville. Par-dessus les murs des jardins de modestes villas vouées à la destruction, passaient des branches d’arbres et des masses de feuillage, éclairées en-dessous par les réverbères. Le bruit violent et monotone d’une chute de l’Arve, dont les eaux glacées franchissaient une digue basse, montait vers nous dans un courant d’air froid, à travers un grand espace morne où une