Page:Conscience - Scenes de la vie flamande.djvu/141

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— Le monde n’en juge pas ainsi, Lénora ; on ne pardonne jamais la pauvreté à un gentilhomme. Réduit à cet état, il expie l’humiliation que bien des gens voient pour eux-mêmes dans l’existence de la noblesse ; il doit payer, et payer double pour les autres. C’est alors qu’on l’accable de railleries et de mépris, et qu’on le traite comme un paria de la société. Ses égaux le fuient pour ne pas paraître solidaires de sa misère ; les bourgeois et les paysans rient de son malheur et l’insultent, comme si sa chute était pour eux une douce vengeance. Heureux celui à qui, en pareille circonstance, Dieu a donné un ange qui verse dans son âme consolation et soulagement, et qui le rend fort contre l’infortune et la douleur. Mais écoute, mon enfant !

— Mon frère fut sauvé ; le secret le plus profond cacha l’aide que je lui avais prêtée ; il quitta le pays, et partit avec sa femme pour l’Amérique, où, depuis lors, il a gagné par son travail de quoi soutenir une misérable existence ; sa femme était morte pendant la traversée. Quant à nous, nous ne possédions plus rien : le Grinselhof et nos autres propriétés étaient hypothéqués pour des dettes dont le capital dépassait leur valeur. En outre, Je m’étais vu forcé d’emprunter à un gentilhomme de ma connaissance une somme de quatre mille francs reconnue par une lettre de change.

Lorsque ta mère apprit l’étendue du sacrifice que je venais de consommer, elle ne me fit pas le moindre reproche ; dans le premier instant elle approuva pleinement ma conduite ; mais bientôt la misère vint nous imposer de si amères privations que le courage de ta