Page:Conscience - Scenes de la vie flamande.djvu/333

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— Nonante-six ans ! grommela le vieillard sans bouger.

— C’est vrai ! dit le voyageur avec un soupir… Mais dites-moi donc, Baes Joris, si Rosa, la fille du charron, vit encore ?

— Nonante-six ans ! répéta le vieillard d’une voix creuse.

L’hôtesse reparaissait avec la bière et dit au voyageur :

— Il est aveugle et sourd, Monsieur. Ne lui parlez pas davantage ; il ne vous entend pas.

— Aveugle et sourd ! murmura tristement le voyageur. Que de ravages le temps implacable a faits en trente ans ! Je marche ici au milieu des ruines d’une génération entière !

— Vous demandez des nouvelles d’une Rosa, fille du charron, Monsieur ? reprit la femme. Notre charron a cinq filles, mais aucune ne s’appelle Rosa : l’aînée se nomme Beth : elle a épousé le porteur de lettres ; le nom de la seconde est Gonde : elle est faiseuse de bonnets ; la troisième est Nele ; la plus petite s’appelle Annette, et elle est idiote, la pauvre enfant !

— Je ne parle pas de ces gens-là ! s’écria l’étranger avec impatience ; je parle de la famille de Kob Meulinckx.

— Oh ! ceux-là sont tous morts depuis longtemps, Monsieur ! répondit la femme.

Frappé d’une émotion subite et profonde, le voyageur s’élança hors de l’auberge avec une précipitation fébrile. Il couvrit ses yeux des deux mains et s’écria avec désespoir :