Page:Conscience - Scenes de la vie flamande.djvu/336

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traits du fossoyeur, frappa tellement le voyageur qu’il se leva, s’approcha et demanda d’une voix étonnée :

— Qu’écrivez-vous donc dans votre calepin ?

— Ce sont mes affaires ! répondit Laurent Stevens ; il y a terriblement longtemps que vous êtes sur ma liste : Je fais une croix à votre nom.

— Ah ! vous me reconnaissez donc ? s’écria avec joie le voyageur.

— Vous reconnaître ? dit en ricanant le fossoyeur ; je ne sais pas ; mais je me souviens, comme si c’était d’hier, qu’un méchant jaloux me jeta un jour à l’eau et manqua m’y noyer parce que j’étais aimé de Rosa, la fille du charron ! Depuis lors pourtant on a béni bien des cierges pascaux…

— Vous, aimé de Rosa ? interrompit l’étranger ; ce n’est pas vrai, c’est moi qui vous le dis !

— Ah ! vous le savez trop bien, jaloux que vous étiez ! N’a-t-elle pas porté, pendant toute une année, l’anneau d’argent bénit que j’avais rapporté pour elle de Scherpenheuvel ? Et n’est-ce pas vous qui le lui avez pris de force et l’avez jeté dans le ruisseau ?

Le voyageur sourit tristement :

— Laurent, Laurent, s’écria-t-il, nous nous égarons ! Nous redevenons enfants par les souvenirs ! Croyez-moi, Rosa ne vous a pas aimé comme vous le pensez ; elle a accepté votre anneau par amitié et parce qu’il était bénit. J’étais brusque et hautain dans ma jeunesse, et je n’ai pas toujours agi généreusement envers mes camarades ; mais faut-il que trente-quatre années, qui ont brisé tant d’hommes et de choses, aient laissé sans les calmer nos