Page:Conscience - Scenes de la vie flamande.djvu/529

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camarades tant de pintes de bière ? Tout a disparu !

Pauvre Lisa ! je vois encore près de la fenêtre le coin où tu reposais ta petite tête sur les genoux de ta mère, où je t’amusais avec un chariot de cartes traîné par quatre hannetons, où ton regard languissant, mais doux comme une prière, me remerciait de mon amitié.

J’avais tout oublié si profondément ! Je ne savais même plus que je fusse venu jadis dans ce village ; mais maintenant de chaque chose s’échappe une image, de chaque chose une voix : je revois tout, j’entends tout ; tout redevient jeune et riant… même mon cœur, qui se retrouve en harmonique accord avec cette nature connue et aimée.

Douce Lisa, qui eût dit alors que je raconterais un jour ton histoire à mes compatriotes, comme je récréais autrefois ton âme par des contes enfantins !

La vie ressemble à ces grands fleuves de l’Amérique qui, pendant quelque temps, coulent paisiblement entre des rives souriantes, et soudain se précipitent du haut d’une montagne et s’abîment avec le fracas d’une tempête dans des gouffres hurlants, d’où leurs flots sortent écumants et brisés. L’homme est le brin de paille qui flotte sur le torrent ; le calme voyage entre les rivages fleuris, c’est la jeunesse ; la redoutable cascade, le gouffre dévorant, c’est la société humaine dans laquelle l’homme est jeté comme le brin de paille ; il tombe, il s’abîme jusqu’au fond, il revient à la surface, il s’enfonce encore ; il est tourmenté, froissé, harcelé, brisé… Qui peut savoir sur quel rivage le pauvre brin de paille sera jeté ?