Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 11, 1839.djvu/12

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chands du Levant ; juifs, Turcs et chrétiens, voyageurs, aventuriers, podestats, valets, avocats et gondoliers, se rendaient tous au centre commun du plaisir. L’air effaré et l’œil indifférent des uns, les pas mesurés et les regards jaloux des autres, les rires des plaisants, les chansons de la cantatrice, la mélodie du joueur de flûte, la grimace du bouffon, le front soucieux et tragique de l’improvisateur, la pyramide du grotesque, le sourire contraint et mélancolique du harpiste, les cris des vendeurs d’eau, les capuchons des moines, les panaches des guerriers, le bourdonnement des voix, et le bruit et le mouvement universel, joints aux objets plus fixes de la place, rendaient cette scène la plus remarquable du monde chrétien.

Située sur les confins de cette ligne qui sépare l’Europe occidentale de l’Europe orientale, et en communication constante avec la dernière, Venise possédait une plus grande variété de caractères et de costumes qu’aucun autre des nombreux ports de cette région. Cette particularité peut encore être observée en partie de nos jours, malgré la fortune déchue de cette cité ; mais à l’époque de notre histoire, la reine des îles, quoiqu’elle eût cessé dès lors d’être maîtresse de la Méditerranée et même de l’Adriatique, était encore riche et puissante. Son influence se faisait sentir dans les cabinets du monde civilisé, et son commerce, quoique à son déclin, était encore suffisant pour soutenir les vastes possessions de ces familles dont les ancêtres étaient devenus riches aux jours de sa prospérité. Ses habitants vivaient parmi les lagunes dans cet état de léthargie qui marque les progrès d’une décadence quelconque, soit morale, soit physique.

À l’heure que nous avons indiquée, le vaste parallélogramme de la Piazza[1] se remplissait rapidement ; les cafés et les casini, établis dans l’intérieur des portiques qui entourent trois des côtés de la place, étaient déjà encombrés par la foule. Tandis que sous leurs arches tout était resplendissant de la lueur des torches et des lampes, le noble rang d’édifices appelé les Procuratori[2] les bâtiments massifs du palais ducal, la plus ancienne église chrétienne, les colonnes de granit de la Piazzetta[3], les mâts triom-

  1. Piazza : grande place Saint-Marc.
  2. Procuratori : palais des procurateurs. Les procurateurs sont des nobles vénitiens, qu’on regarde comme les tuteurs publics des pauvres, des orphelins, etc., etc.
  3. petite place Saint-Marc.