Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 11, 1839.djvu/146

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C’était enfin un pouvoir qui n’aurait pu être sans abus remis qu’à la vertu la plus pure, à l’intelligence la plus rare, tandis qu’il était exercé par des hommes ne s’appuyant sur d’autres titres que le double accident de la naissance et de la couleur d’une boule, et n’ayant pas même à craindre la publicité.

Le conseil des Trois s’assemblait en secret. Ordinairement il prononçait ses arrêts sans communiquer avec aucun autre corps, et les faisait exécuter avec un mystère et une promptitude qui ressemblaient aux coups du sort. Le doge lui-même n’était pas au-dessus de son autorité ni protégé contre ses arrêts ; et bien plus, l’on a vu un des trois privilégiés dénoncé par ses collègues. Il existe encore une longue liste de maximes d’État que ce tribunal secret reconnaissait comme sa règle de conduite, et ce n’est pas aller trop loin que d’affirmer qu’elles ont pour but de repousser toute considération qui ne serait pas conforme à l’intérêt du moment. Toutes les lois de Dieu reconnues, et tous les principes de justice estimés parmi les hommes, le progrès des lumières et les moyens de publicité peuvent tempérer l’exercice d’un semblable pouvoir de notre siècle ; mais partout où l’on a voulu substituer à une représentation élective cette espèce de corporation sans âme, il en est résulté un système de gouvernement qui a paralysé les lois de la justice naturelle et les droits du citoyen. Prétendre le contraire en mettant la théorie en opposition avec la pratique, c’est seulement ajouter l’hypocrisie à l’usurpation.

Lorsque le pouvoir est exercé par un corps qui n’est point responsable et dont il n’y a pas d’appel possible, les abus suivent comme une conséquence inévitable. Lorsque ce pouvoir est exercé secrètement, les abus deviennent encore plus graves. Il est aussi très-digne de remarque que chez les nations qui se soumettent ou se sont soumises à ces influences dangereuses et injustes, les prétentions à la justice et à la générosité ont le caractère plus exagéré : car tandis que dans la démocratie on se plaint tout haut sans crainte, tandis que sous le despotisme la voix du peuple est étouffée entièrement, l’oligarchie se voit imposer, par la nécessité même de sa nature, une politique de décorum et de faux-semblant qui est une des conditions de sa sécurité personnelle. Ainsi Venise faisait sonner bien haut la justice de Saint-Marc ; et peu d’États revendiquaient l’honneur de cette vertu sacrée avec plus