Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 18, 1841.djvu/254

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se trouvait dans les sentiments de nos aventuriers, à bord de la Santa-Maria. Sur la dunette, tout était joie et espérance ; le plaisir d’avoir échappé aux Portugais faisant que ceux-là même qui conservaient encore quelque méfiance oubliaient momentanément l’incertitude de l’avenir ; les pilotes étaient à leur occupation ordinaire, soutenus par une espèce de stoïcisme naval ; au contraire, les matelots se montraient atteints d’une mélancolie aussi profonde que s’ils eussent été assemblés autour d’un cercueil. À peine se trouvait-il sur le bâtiment un seul homme qui ne fît partie de quelqu’un des groupes formés sur le pont, et tous les yeux étaient fixés, comme par un charme invincible, sur les hauteurs de l’île de Fer, qui bientôt allaient disparaître. Tandis que les choses étaient dans cet état, Colomb s’approcha de Luis ; il le vit plongé dans une rêverie profonde, dont il le tira en lui appuyant légèrement un doigt sur l’épaule.

— Il est impossible que le señor de Muños éprouve les mêmes sentiments que nos matelots, dit l’amiral d’un ton où se trouvait un léger mélange de surprise et de reproche ; et cela dans un moment où tous ceux qui ont assez d’intelligence pour prévoir les suites glorieuses de notre entreprise remercient le ciel de nous avoir envoyé une brise qui nous conduit à une distance où nous n’aurions rien à craindre des caravelles qu’une basse jalousie a fait mettre à notre poursuite. Pourquoi vos yeux sont-ils fixés ainsi sur les matelots groupés sur le pont ? Vous repentez-vous de vous être embarqué ; ou seulement êtes-vous à réfléchir aux charmes de votre maîtresse ? 1

— Par Saint-Jacques ! don Christophe, votre sagacité, pour cette fois, est en défaut. Je ne me repens de rien, et mes réflexions n’ont pas le but que vous leur supposez. Je regarde ces pauvres diables, parce que leurs craintes me font pitié.

— L’ignorance est une maîtresse impérieuse, señor Pedro, et elle exerce en ce moment son pouvoir tyrannique sur l’imagination de nos matelots. Ils craignent le pire, uniquement parce qu’ils n’ont pas assez de connaissance pour prévoir le mieux. La crainte est une passion plus forte que l’espérance, et toujours l’alliée la plus sûre de l’ignorance. Aux yeux du vulgaire, ce qui n’a pas encore été — ou même ce que l’usage n’a pas encore rendu familier — est jugé impossible ; car les hommes suivent dans leurs raisonnements un cercle que bornent les limites même de leurs connaissances. Ces matelots regardent l’île qui va disparaître, en