Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 21, 1844.djvu/138

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questionner le maître de l’univers sur ses desseins, et pénétrer dans ses mystères !

Raoul garda le silence, et Ithuel ouvrit de grands yeux. Il était si rare que Ghita perdît son caractère d’extrême douceur, que le feu de ses joues, la sévérité de ses yeux, les modulations passionnées de sa voix, et l’emphase avec laquelle elle avait parlé en cette occasion, imprimèrent à ses auditeurs une sorte de respect qui interrompit la conversation. L’agitation qu’elle éprouvait elle-même était si violente, que, lorsqu’elle eut fini de parler et qu’elle fut restée assise encore une minute, le visage appuyé sur ses deux mains, on vit des larmes couler entre ses doigts ; et se levant alors, elle retourna à la hâte dans sa chambre. Raoul connaissait trop bien les convenances pour songer à la suivre ; il resta assis d’un air pensif et concentré, tandis qu’Ithuel faisait les remarques suivantes :

— Les femmes seront toujours des femmes, dit cet observateur philosophe de la famille humaine, et rien n’est plus propre à émouvoir leur nature qu’un peu d’enthousiasme religieux. J’ose dire que, sans les images, le pape, les cardinaux et les évêques, les Italiens seraient une fort bonne sorte de chrétiens.

Mais Raoul n’était pas en humeur de causer, et comme c’était alors le moment ou l’arrivée du zéphyr était attendue, il se leva, ordonna qu’on repliât la tente, et examina quelle était la situation des choses autour de lui. Là était la frégate faisant sa sieste, comme tout ce qui l’entourait. Ses trois huniers étaient établis ; mais toutes celles de ses autres voiles qui étaient déferlées étaient suspendues en festons et attendaient la brise. Malgré l’air d’insouciance qui y régnait, elle avait été si soigneusement surveillée depuis quelques heures, et l’on avait si bien mis à profit le moindre souffle d’air, que Raoul tressaillit de surprise en voyant combien elle s’était rapprochée de lui. Il reconnut du premier coup d’œil le tour qu’elle lui avait joué, et il se reprocha sa négligence en voyant qu’il était à portée des canons d’un ennemi si formidable, quoique encore trop loin pour qu’on pût les pointer avec certitude, surtout si la mer cessait d’être calme. La felouque avait brûlé jusqu’à fleur d’eau ; mais sa coque flottait encore, attendu la tranquillité de la mer, et un léger courant la portait peu à peu vers la baie. Le soleil de l’après-midi dardait encore ses rayons sur Porto-Ferrajo, quoique cette ville fût cachée aux yeux, et toute l’île d’Elbe semblait endormie.

— Quelle sieste ! dit Raoul à Ithuel, tandis qu’ils étaient tous deux debout sur le pied du beaupré, regardant toute cette scène avec curiosité ; la mer, la terre et les montagnes, les bourgeois et les