Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 22, 1845.djvu/377

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exaltation religieuse, elle qui avait tant de jugement et de raison, c’est ce que je ne pouvais croire un seul moment ; mais je prévoyais que son cœur avait été froissé, ses affections méconnues, ses espérances trompées par la vanité mondaine et l’égoïsme de Rupert ; voilà ce que je m’apprêtais à apprendre, quoique je n’en voulusse rien dire au père du coupable. Je me mis à parler de la ferme, à entrer dans des détails qui semblaient de nature à m’inspirer un intérêt que j’étais bien loin de ressentir. M. Hardinge, de son côté, me fit quelques questions sur mon dernier voyage, et j’eus le temps de rassembler assez de forces pour pouvoir me trouver en présence de Grace avec quelque apparence du moins de fermeté.

Dès que M. Hardinge fut à peu de distance de la maison, il fit un signal convenu d’avance, qui devait apprendre mon arrivée. Aussi, quand j’approchai, tous les nègres étaient rangés sur la pelouse, devant la porte, et il me fallut serrer la main à chacun d’eux, au milieu de bruyants éclats de rire, qui étaient leur manière de manifester leur joie. Dieu sait combien de : — bonjour, maître ! soyez le bienvenu ! — il me fallut entendre. Et puis c’étaient des questions à n’en plus finir sur Neb, sur ce qu’il n’était pas là, etc. Puis de nouvelles exclamations de joie quand on apprit qu’il me suivait avec les bagages.

Mais Grace m’attendait, je fendis la foule, et j’entrai dans la maison. À la porte, je trouvai Chloé, jeune négresse à peu près de l’âge de ma sœur, sorte de demi-cousine de Neb, qui avait été promue depuis quelques années à des fonctions assez analogues à celles de femme de chambre. Je dis demi-cousine ; car, à dire vrai, il y avait alors peu de nègres dans l’état de New-York qui auraient pu hériter de leurs frères et sœurs, d’après le vieux principe du droit commun, qui portait qu’il fallait être germain pour hériter. Chloé m’accueillit avec son plus doux sourire, me fit sa plus belle révérence, et parut ravie, comme tous les autres esclaves, de revoir son jeune maître. Les métaphysiciens peuvent raisonner et déraisonner tant qu’ils voudront sur les races et sur les couleurs, et sur l’aptitude des nègres à apprendre ; moi, je ne connais qu’une chose, c’est leur aptitude extrême à aimer. Il fallait leur entendre parler à tous de « vieux maître, » et de « vieille maîtresse, » qui les avaient toujours si bien traités. Entre les esclaves et leurs maîtres, entre leurs enfants et ceux de la famille à laquelle ils appartiennent, j’ai souvent vu de ces affections qui rappellent l’attachement du chien pour l’homme ; j’ai vu les enfants du maître préférés à ceux de leur chair et de leur sang, et je l’ai vu mainte et mainte fois.